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La cohérence textuelle: une affaire de lecture

La cohérence textuelle: une affaire de lecture

Point de vue
André G. Turcotte est professeur de français, langue et littérature, au collège Édouard-Montpetit, depuis septembre 1970. Il a enseigné la linguistique, la littérature, la grammaire, la syntaxe, la rédaction et la lecture. Il travaille depuis plus de 10 ans en étroite collaboration avec l’équipe du centre d’aide en français (CAF). Au cours des dernières années, tout en assumant la formation d’élèves en mise à niveau, il a effectué des études doctorales en didactique de la lecture à la Faculté des sciences de l’éducation, à l’Université de Montréal. Il dirige également une collection d’ouvrages destinés à l’enseignement du français au collégial chez Modulo Éditeur. Il a remporté le Prix de la ministre 1997-1998 dans la catégorie Rapport de recherche pédagogique, pour sa recherche menée dans le cadre de sa thèse de doctorat en didactique du français et qui s’intitule Évolution des compétences et des perceptions des lecteurs cégépiens aux études préuniversitaires interprétée à la lumière de l’enseignement collégial.

Lorsque, comme professeurs, nous parlons de cohérence textuelle, c’est souvent pour décrire les marques par lesquelles un scripteur assure les liens entre les idées et fait cheminer sa pensée dans son texte. Dans notre pratique pédagogique, cela devient une affaire d’écriture, de rédaction par les élèves et d’évaluation de la clarté et de la qualité de leurs textes pour nous. Une évaluation souvent négative, car les élèves sont peu portés à diversifier les moyens qu’ils utilisent à cette fin et les marques qu’ils choisissent sont souvent très sommaires : pensons au « premièrement…, deuxièmement…, troisièmement… » de leurs premières rédactions au collégial. Pensons à l’emploi souvent erratique des pronoms dans une même phrase, voire dans tout un texte : une phrase en « je » où le complément du verbe réfléchi au sujet devient un « se » ou encore le possessif, un « son » ; autre exemple, l’emploi du « tu » comme un indéfini. Je me souviens d’un élève venu nous consulter au CAF parce qu’il employait 20 fois en autant de lignes le mot « lion » plutôt que de trouver d’autres façons de désigner ce personnage de roman. Après quelques explications et une demi-heure de travail, le mot n’apparaissait plus que trois fois dans son paragraphe ; l’élève l’avait remplacé ailleurs par des pronoms, des mots de sens général, des synonymes contextuels … Ce faisant, nous travaillons à faire voir aux élèves d’autres façons d’exprimer les liens de continuité et de progression.

Ce que, peut-être, nous ne soupçonnons pas dans ces circonstances, c’est que les cégépiens sont, comme lecteurs, semblables à ce qu’ils sont comme scripteurs. Préoccupés d’idées, de personnages, d’actions, plusieurs d’entre eux lisent en accordant peu d’attention aux divers indices insérés dans le texte pour les guider dans leur lecture. Ils ne font pas de la cohérence textuelle un objet de compréhension essentiel. Les erreurs qu’ils commettent peuvent entacher leur saisie d’un détail, mais elles peuvent tout aussi bien les conduire à des erreurs de sens portant sur le sens global du texte, sur la position relative de l’auteur par rapport aux idées qu’il exprime et sur son intention.

Il m’est arrivé d’effectuer l’expérience suivante avec une collègue : en entrevue, faire lire à des cégépiens le premier chapitre des Chambres de bois d’Anne Hébert en leur demandant de signaler, au fur et à mesure de la progression de leur lecture, les difficultés de compréhension rencontrées. Sans entrer dans les détails de notre méthodologie, notons qu’en l’absence d’indications de difficultés, nous avions prévu questionner l’élève. Il est ressorti de cette expérience que très fréquemment, des élèves n’avaient pas enregistré, durant leur lecture, les changements de lieu et encore moins l’écoulement du temps ; qu’une certaine confusion s’instaurait parfois entre les personnages, faute d’interpréter correctement le référent des mots par lesquels l’auteur les désigne, confusion accentuée par le caractère indéfini ou laissé implicite de certaines désignations. Par suite de ces erreurs sur le référent de pronoms ou de mots comme « chasseur », « seigneur », l’élève construisait un sens tout à fait particulier pour certains éléments du texte.

Je revis régulièrement un phénomène équivalent auprès des élèves de mise à niveau ou d’élèves fréquentant le CAF en les interrogeant sur les liens logiques entre deux idées, sur le référent des pronoms ou des déterminants. Par exemple, le mot « alors » n’est perçu très souvent que dans son sens temporel, la relation de conséquence étant complètement masquée à leurs yeux. Pour confirmer le rapport signalé ci-dessus entre leur comportement de lecteur et celui de scripteur, au moment d’écrire, ils se contentent d’exprimer un lien temporel là où un lien de conséquence est pertinent. Lorsqu’ils sont en présence d’un « on » comme dans la phrase suivante tirée d’un article journalistique : « Les analyses des commentateurs entendus jusqu’ici laissent croire que les causes du suicide sont simples : on cherche des boucs émissaires pour cacher son ignorance et son incompréhension », la réaction qui domine chez les élèves consiste à se demander si le « on » inclut la personne qui parle, plutôt qu’à percevoir le lien entre ce pronom et les « commentateurs » de la proposition précédente, c’est-à-dire à trouver un référent précis pour un pronom indéfini. Or la réflexion sur ce pronom doit se prolonger : pourquoi l’auteur y recourt-il ? Pour estomper la personne visée et la protéger ou, au contraire, pour ironiser sur son dos ? Se poser cette question ouvre la porte à la recherche dans le texte d’autres indices permettant d’y répondre et constitue un processus d’interprétation de dimensions discursives du texte.

Autre exemple, lire un « nous » invite le lecteur à s’associer à l’auteur dans un geste commun. Mais de multiples fois, j’ai fait l’expérience de faire lire à des cégépiens un texte[1] parlant de l’attitude des élèves devant l’effort ; en général, les lecteurs étudiants ne voient pas que les destinataires de ce texte sont les enseignants. Par conséquent, dans la phrase suivante : « Et ne nous arrive-t-il pas, sans trop souvent nous en rendre compte, de minimiser le rôle de l’effort dans l’apprentissage, jouant devant nos étudiants, qui n’en sont pas dupes, sur deux tableaux à la fois… », les élèves ne voient pas que le « nous » désigne les professeurs, avec qui les auteurs du texte font corps. Se trouve là un indice important pour déterminer le destinataire du texte, indice qu’ils ne savent pas interpréter. Cette erreur change tout à fait le sens du texte et l’intention des auteurs : pour les élèves, cet article vise à convaincre l’élève lecteur de la nécessité de l’effort pour apprendre, alors que les auteurs cherchent plutôt à convaincre le professeur lecteur d’adopter une « pédagogie de l’effort » par opposition à une « pédagogie de la facilité ».

La compréhension des transitions forme un instrument important en lecture. Pour reconnaître que l’on se trouve devant un texte argumentatif qui élabore une analyse de type problème / solutions, causes / conséquences, thèse / antithèse, etc., l’analyse des marqueurs de relation et, encore plus, des transitions entre les paragraphes permet d’éclairer les liens que l’auteur a tissés entre les éléments d’information qu’il présente. L’analyse des transitions joue un rôle aussi utile dans la compréhension d’un récit. Lors de l’élaboration d’un test de lecture[2], l’équipe réunie s’est vue forcée de constater la difficulté de plusieurs élèves d’expliciter le sens d’une transition entre deux paragraphes dans un récit : il était difficile pour eux de reconnaître les éléments sémantiques en cause, leur valeur de continuité et de progression dans le récit, les mots particulièrement utiles à cette fin.

L’examen des champs lexicaux, honnis par les uns et traités par d’autres comme un instrument important, constitue une approche pour percevoir la cohérence textuelle et comprendre la progression thématique. L’examen des valeurs connotées par les mots d’un champ lexical révèle souvent un changement dans le développement d’un thème, d’une thèse. Or les élèves ne savent bien souvent que colliger les mots reliés à un aspect thématique ; ils ont de la difficulté à faire plus que reconnaître la présence du champ lexical.

Comme vous pouvez le constater, mon regard sur la cohérence textuelle n’a rien de très théorique. Je m’inspire plutôt de ma pratique d’enseignant et de mes expériences de recherche pour en dégager l’idée que nos élèves ont grand besoin que nous nous attardions, dans notre enseignement des textes, sur les diverses façons dont s’y créent les liens de sens.

Faire de la cohérence textuelle un objet de lecture et de compréhension, c’est amener les élèves à découvrir une voie de lecture grâce à laquelle ils pourront construire avec plus de confiance le sens de détails (au niveau de la phrase, la microstructure), le sens d’ensemble (au niveau du texte, la macrostructure) et une interprétation des aspects discursifs (la superstructure). Je me réjouis que le programme actuel impose comme exercice, dans le cours 101, l’analyse littéraire d’extraits. Le travail au niveau du détail dans un texte constitue un excellent moyen de développer les qualités de lecteurs de nos élèves : tout en acquérant de l’assurance dans l’interprétation du sens plus global du texte, ils pourront établir leur compréhension à partir d’une analyse plus fine du détail, la microstructure, ce qui constituait, avant la Réforme, un domaine où se manifestait le moins de progrès en lecture pendant les études collégiales, du moins chez les sujets que j’ai étudiés[3].

* * *

  1. DION, Ginette, RIOUX, Jacques (1993). « Le goût d’apprendre, le goût de l’effort », paru dans Pédagogie collégiale, vol. 7, no 1, p. 28-29. Retour
  2. Le TeLeC, Test diagnostique de lecture pour le collégial, développé entre 1991 et 1994, avec la collaboration de Lise Maisonneuve d’Édouard-Montpetit, de Madeleine Bellemare de Saint-Laurent et d’André Laferrière de Sainte-Foy. Retour
  3. Cette remarque exprime l’une des conclusions à laquelle j’arrive dans ma recherche sur L’évolution des compétences et des perceptions des lecteurs cégépiens aux études préuniversitaires interprétée à la lumière de l’enseignement collégial. Retour

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