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Une école secondaire (extraits)

Une école secondaire (extraits)

Raymond Poulin, Jean Bonin et Christian Bouchard sont les signataires de ce texte. Ils enseignent respectivement au cégep Lionel-Groulx, au cégep Édouard-Montpetit et au collège Laflèche. Si vous désirez obtenir le texte intégral, vous pouvez communiquer avec l’un ou l’autre des coauteurs.


Les extraits ont été choisis par Diane Déry.

Les réflexions qui suivent découlent de notre pratique quotidienne. Pour l’essentiel, nos propos porteront sur le régime public d’enseignement secondaire québécois. […] dans le débat actuel sur l’éducation, on entend peu, sur la place publique, sauf exceptions notables, les enseignants des cégeps et pas davantage ceux du secondaire même, alors qu’ils connaissent de l’intérieur la situation de l’école québécoise. […] seuls comptent la pensée des gestionnaires et les résultats quantifiables en termes budgétaires (et parfois électoraux), sans souci premier de la finalité. […] On permettra donc à des praticiens d’examiner les résultats concrets de l’enseignement actuel au secondaire et de proposer des correctifs tout aussi concrets, inspirés d’une philosophie de l’éducation qui prend en compte l’étudiant à titre d’individu libre et de futur citoyen.

Une langue chargée

[…] les initiatives à la Bernard Pivot ont transformé la dictée en instrument d’émulation ludique, braquant les projecteurs sur l’orthographe et la grammaire. […] maîtriser l’orthographe ne signifie pas écrire correctement tous les mots du dictionnaire; cette maîtrise doit être appréciée en vertu des termes généralement connus du sujet. […] Quant à la grammaire, les règles d’usage courant leur sont connues, sauf en ce qui concerne la désinence des verbes à des temps et des modes peu usités dans la langue courante, l’emploi judicieux des conjonctions, des prépositions et de la ponctuation. Forcément, cela limite leur capacité à former correctement des phrases complexes; la carence grammaticale se révèle alors problème syntaxique : la structure de la langue est atteinte, la possibilité d’articuler une pensée riche et nuancée en est parfois compromise. […] plus de 80 % (des étudiants) affirment qu’ils n’en ont pratiquement pas appris davantage au secondaire, les règles grammaticales et l’analyse logique n’étant pas enseignées formellement, mais abordées occasionnellement, presque par accident. […] Lorsque la langue, après onze ou douze ans d’école, constitue un obstacle à l’enseignement de la littérature, de la composition et de la langue elle-même, il ne s’agit plus d’une carence, mais d’une catastrophe institutionnelle.

[…] Les trois quarts de nos étudiants n’avaient lu, en cinq ans de secondaire, qu’une dizaine de livres, dont trois ou quatre romans. […] Le plus souvent, les enseignants s’étaient contentés de les inciter à lire. […] lorsqu’on nous a fait part de ce que contiennent les bibliothèques des polyvalentes, nous avons mieux compris pourquoi la lecture répugnait à certains : ouvrages insignifiants, manuels techniques, « romans pour la jeunesse », c’est-à-dire des niaiseries que produisent sur commande des pisse-copies pas tellement plus fortiches que nos étudiants en ce qui concerne la langue écrite. […] les bibliothèques scolaires et publiques du Québec occupent au Canada la neuvième place sur dix. […] La maîtrise d’un niveau de langue normatif s’acquiert surtout par des lectures patientes et abondantes, par la fréquentation de textes de facture élevée. […] l’enseignement instrumental de la langue écrite […] doit être complété par la pratique fréquente de l’écriture et de la correction. […] plus de la moitié de nos étudiants ont soutenu n’avoir écrit des textes complets, ensuite corrigés par leurs profs, que lors des examens d’étape, pendant tout le secondaire. […] Mais alors, que fait-on, au secondaire, pendant les cours de français? On organise des discussions sur les thèmes proposés. On présente des exposés sur des « recherches ». On favorise ainsi l’expression orale, tout en invitant l’élève à s’exprimer naturellement, c’est-à-dire en langage familier ou populaire, et à défendre son point de vue à sa manière, sans trop souvent se préoccuper de la qualité et de la pertinence de son argumentation, de sorte que, croient au départ beaucoup de nos étudiants, tous les points de vue s’équivalent… […] En serions-nous au temps où il suffisait d’exprimer son vécu? […] quand, où et comment les étudiants rattraperont-ils ce qu’il leur faut acquérir avant d’aborder le collège et l’université? Si l’on compte sur le cégep pour réparer les dégâts, quand le cégep pourra-t-il assurer la formation qui constitue sa mission propre? […] il est impossible de réussir le rattrapage en un ou deux cours d’une quarantaine d’heures : il ne s’agit pas d’un enseignement purement technique, instrumental. […] Les solutions sont pourtant simples et connues; elles exigeraient davantage un déplacement de ressources qu’une augmentation des sommes consacrées à l’enseignement. En revanche, elles remettraient en cause des habitudes et des rentes de situation. Voici quelques exemples. Dans la plupart des polyvalentes, les professeurs de français ont environ 130 élèves, ce qui explique qu’on ne pousse pas fort sur le crayon […] on a voulu mettre tous les enseignants sur le même pied en ce qui concerne le ratio maître élèves […] les professeurs s’y sont habitués : puisqu’ils n’avaient pas le temps de corriger, ils ont exigé de moins en moins de travaux […] beaucoup ont fini par trouver la situation plus confortable que si on leur confiait moins d’élèves écrivant davantage. […] pourquoi les enseignants de français n’ont-ils jamais exigé que leurs représentants syndicaux renégocient le régime? […] Il aurait fallu en revenir à un enseignement assuré par des généralistes, soit des enseignants dont la formation inclut une discipline majeure et une mineure. […] Le Québec a préféré imposer la voie de la spécialisation pointue, certes nécessaire aux ordres collégial et universitaire, mais absolument pas au secondaire.

Langage et programmes

Les programmes du Ministère doivent absolument être modifiés. Il ne s’agit pas d’en changer les finalités, mais l’approche et le langage. […] Il faudrait revoir les manuels et tenir compte avant tout de la qualité des textes proposés. […] l’explication et l’analyse de textes littéraires doivent redevenir des moyens privilégiés. […] l’école est censée être un ensemble cohérent où l’enseignement ne vise pas seulement à instruire l’élève ou à lui apprendre à lire, écrire et compter, mais à l’éduquer, […] lui assurer une formation générale articulée à une culture, […] comprendre la vision du monde qui fait de son environnement ce qu’il est…

Mission impossible?

[…] La société doit aussi trouver son compte dans l’enseignement général, qui contribuera à former des citoyens éclairés et libres, seule manière d’en faire des citoyens responsables. […] l’éducation n’a pas pour objet premier de former des travailleurs spécialisés, mais des humains capables de développer et d’employer harmonieusement leurs facultés dans un univers qu’ils reconnaissent. […] Tout enseignement qui prétend s’adresser aux sens et à l’esprit repose avant tout sur la maîtrise d’une langue, pivot de toutes acquisitions.

Un monde sans histoire

[…] l’élève doit apprendre à se reconnaître et à s’orienter dans l’espace et à se situer dans le temps, ce qui entraîne forcément un enseignement convenable de la géographie et de l’histoire. […] Depuis trente ans, l’enseignement de ces matières a nettement diminué dans les écoles publiques, alors qu’elles constituent les coordonnées spatio-temporelles de tout savoir, la seule manière d’en intégrer les composantes. On présente aux étudiants un univers intellectuel désincarné […] l’instruction en pièces détachées, l’hypermarché de l’apprentissage à la carte…

Le savoir des dieux

[…] Toutes les découvertes et les théories ont une histoire […] elles font partie d’une culture et non de la nature, elles ne constituent pas un donné objectif, mais découlent d’une vision du monde et de la nature. […] Il ne s’agit pas de remplacer un enseignement par un autre, mais d’articuler les connaissances les unes aux autres, de présenter un monde cohérent et compréhensible, qui part de l’humain pour y revenir, d’outiller l’élève de manière que le savoir ne soit pas compartimenté en casiers, mais ordonné organiquement, évitant le piège de la science sans conscience. […] tout enseignement qui recourt souvent à la forme narrative capte mieux l’attention et facilite la mémorisation.

Vous avez dit pédagogie

[…] Surtout, la pédagogie qu’on leur a inculquée repose sur une quincaillerie de moyens propres à enseigner le truc à faire, à acheter l’attention des élèves de la même manière qu’un animateur de télé. […] On a contribué à faire du cerveau des adolescents un kaléidoscope perpétuel : on fonctionne comme la société marchande, comme la machine infernale des loisirs programmés et de la consommation compulsive … […] alors ce n’est pas la civilisation des Temps modernes qui est en train de mourir, mais l’idée même de civilisation. En fait, l’enseignement programmé n’est pas condamnable sur le principe […] il ne convient pas, comme cadre général, aux humanités, aux arts et aux sciences.

Un peu d’art, on étouffe!

[…] Le cursus de tous les élèves devrait obligatoirement comprendre l’approche théorique et pratique d’au moins un art, au choix, question de développer le sens esthétique, la dextérité, la véritable créativité et la conscience, par la pratique, d’une dimension essentielle à l’équilibre spirituel et affectif.

L’anarchie planifiée

[…] L’enseignement des langues, des sciences, des mathématiques et des arts, l’éducation civique et l’éducation physique devraient occuper à peu près 95 % du temps réservé à l’apprentissage, pas 65 % ou 70 %. […] Les groupes mobiles empêchent les élèves de développer un sentiment d’appartenance et de solidarité, […] ce ne sont pas les élèves qui devraient se déplacer.

Études et travail

[…] Si un élève travaille plus d’une quinzaine d’heures par semaine, il va de soi que ses études en souffriront gravement. […] Ces cas ne sont pas si exceptionnels qu’on pourrait le croire. […] L’État devrait alors subvenir à leurs besoins. […] nous exigerions que le gouvernement du Québec interdise, au-delà de dix ou douze heures par semaine, le travail rémunéré aux moins de dix-sept ans, pendant toute l’année scolaire, et qu’il veille réellement au respect de la loi, par un système approprié de vérifications et de sanctions à l’encontre des employeurs fautifs. Nous exigerions qu’il complète cette mesure par des modifications appropriées aux barèmes d’aide sociale… et nous accepterions de payer la facture qui, à moyen terme, constituerait une économie réelle par rapport à ce que finit par nous coûter la pratique actuelle.

Comment tuer l’enseignement professionnel

[…] Il semble lié au fait de n’avoir pu trouver à l’école une formation particulière qui convienne. […] tout le monde n’est pas promis à l’université ni même au cégep. […] le professionnel court est devenu la « cour à scrap » pour ceux qui semblent inaptes au secondaire général, peu importe s’il s’agit de problèmes psychosociaux ou d’incapacité intellectuelle. […] Le Québec a vu s’amenuiser dangereusement son réservoir d’ouvriers qualifiés, ce qui a contribué à la pression à la baisse sur les salaires. […] On ne doit pas viser à former des employés aptes à une seule tâche, mais des travailleurs capables de s’adapter à l’évolution de leur champ d’activités.

La désintégration montréalaise

[…] la région montréalaise compte presque 50 % de la population scolaire du Québec, et Montréal constitue le pivot stratégique de l’avenir québécois sur tous les plans. […] plus de 90 % des immigrants s’y établissent. On a choisi d’appliquer à leurs enfants la politique commune, soit les inscrire à la polyvalente de leur district, même s’ils sont frais arrivés […] Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu’un Turc de treize ans, au pays depuis trois mois, suive les classes normales de la 2e secondaire? Et que peut y faire l’enseignant dont 30 % à 60% des élèves, appartenant à une douzaine d’ethnies, sont dans cette situation? […] Le lecteur aura imaginé quelques solutions […] ouvrir des classes spéciales où les enfants d’immigrants n’apprendraient que le français parlé et écrit pendant un an; les intégrer ensuite dans une classe qui convient au degré d’instruction acquis dans leur pays d’origine […] Il faut cesser d’interpréter de telles solutions comme discriminatoires […] il s’agit, au contraire, de pratiquer l’équité et le bon sens. […] Non content de sacrifier des générations d’écoliers et d’enseignants, on sabote l’intégration. […] On préfère s’amuser avec le sens des mots, au nom d’une idéologie rose nanane qui fait de l’humanisme et de la tolérance des caricatures.

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