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Étonnants changements de sens: à la recherche de l’étymologie perdue

Étonnants changements de sens: à la recherche de l’étymologie perdue

Curiosités étymologiques

Les mots qui sont passés du latin au français n’ont pas subi que des variations phonétiques plus ou moins importantes ; ils ont parfois connu aussi de surprenants changements de sens (restriction ou élargissement du sens, sens figuré ou expressif qui a éliminé le sens premier, glissement de sens, etc.) qui contribuent eux aussi à occulter la motivation étymologique du mot. Qui, par exemple, voit aujourd’hui dans étonner l’effet du tonnerre, dans rival une rive, et dans remords une morsure ? Pourtant, ce lien existe… par l’étymologie.

En effet, le verbe étonner vient du latin populaire extonare, « frapper du tonnerre ». Au XIe siècle, estoner a un sens beaucoup plus fort qu’aujourd’hui : « causer une violente commotion » (comme le tonnerre qui éclate), « frapper de stupeur » et même « foudroyer » (le mot tonnerre exprimant non seulement le bruit de la foudre, mais aussi, par extension, la foudre elle-même). Le mot, qui a perdu sa motivation, a un sens moderne considérablement affaibli : « causer une surprise ». Quant au mot rival, il a été emprunté au XVe siècle au latin rivalis « rival », lui-même dérivé de rivaux « riverains ». Ces riverains, qui font usage du même cours d’eau (latin rivus), se trouvent ainsi en situation de concurrence, d’où, par analogie, l’idée de lutte, de compétition (notamment en amour), de rivalité. Le mot remords, enfin, est dérivé du verbe remordre (du latin remordere). Remordre signifie bien sûr « mordre de nouveau » ou « mordre en retour », mais il est surtout utilisé au sens moral de « ronger par le regret, faire souffrir d’avoir mal agi ». Le remords (remors XIIe), c’est donc une sorte de morsure de la conscience. Ajoutons que si remordre a donné remords, mordre a aussi fourni sa part de dérivés : mors (pièce du harnais d’un cheval), morceau (morsel au XIIe), morceler et évidemment morsure. Les mots étonner, rival et remords ont une caractéristique commune assez remarquable : ils évoquent tous en français moderne quelque chose de plutôt abstrait (de l’ordre de l’émotion ou des rapports humains), mais ils remontent étymologiquement à une réalité très concrète, à un sens d’origine qui s’est peu à peu perdu. On pourrait en dire autant du mot connivence (1539), qui ramène au verbe latin connivere « cligner des yeux, fermer les yeux », d’où, au sens figuré, la complicité, l’indulgence coupable, l’accord tacite ; et du verbe échapper (escaper, fin XIe), du latin populaire excappare, qui signifie littéralement « sortir de la chape (enlever son manteau) en l’abandonnant à ses poursuivants », donc s’enfuir, se sauver.

On assiste parfois à des déplacements de sens tellement… étonnants qu’on pourrait parler de bizarreries étymologiques : le mot formidable, qui signifie aujourd’hui « sensationnel, extraordinaire », vient du latin formidabilis, du verbe formidare « craindre, redouter » ; selon le sens d’origine, un guerrier formidable est un guerrier « redoutable » ou même « effrayant ». De même, le travail (latin tripalium), c’est étymologiquement la « torture » et travailler, c’est « torturer, faire souffrir » ; être bilingue (emprunté au latin bilinguis), c’est, au XIIIe siècle, être un « menteur », quelqu’un qui tient deux discours selon qu’il est en privé ou en public ; et l’hypocrite (du latin hypocrita, du grec hupokritês), c’est, au XIIe siècle, un « acteur », un « mime » (et par extension un imposteur), tandis que l’hypocrisie est le « jeu de l’acteur ».

De bouge à budget : les voyages d’un petit sac de cuir

Curieuse aventure que celle du mot bouge, dont le sens étymologique est depuis près de quatre siècles sorti de l’usage. Bouge (fin XIIe) vient du mot bulga, « bourse de cuir », emprunt latinisé au gaulois. Une bouge (nom féminin dans son sens d’origine), c’est, en ancien français, un sac, une bourse ou une « valise » de cuir, bref, une sorte de besace. Le diminutif bougette, « petite bourse, sacoche de cuir portée en voyage », attesté lui aussi à la fin du XIIe siècle, est également disparu depuis fort longtemps. Toutefois, bougette est emprunté par l’anglais au XVe siècle et, prononcé [boudgett’], il devient budget. En anglais, le mot budget désigne d’abord, comme le mot français bougette, une « bourse » ou une « cassette », puis il désigne plus spécialement le « sac du trésorier », et enfin, « l’état annuel des finances publiques ». Le mot revient en français, sous la forme anglaise de budget, en 1764. En résumé, le mot budget est un emprunt à l’anglais qui l’avait pris à l’ancien français bougette, diminutif de bouge, lequel vient du latin bulga, mot d’origine gauloise !

De la grève de sable à la grève générale

Le mot grève (milieu XIIe) au sens de « plage de sable » ou de « terrain plat situé au bord d’un cours d’eau ou de la mer » descend du latin populaire grava « sable, gravier », mot d’origine gauloise. Du mot grève provient, dès le milieu du XIIIe siècle, le nom de la place de Grève, située au bord de la Seine à Paris (aujourd’hui place de l’Hôtel-de-Ville), où longtemps ont eu lieu les exécutions et où, dès le début du XIXe siècle, les ouvriers sans travail avaient l’habitude de se réunir dans l’espoir d’être embauchés. C’est pourquoi être en grève a le sens (jusqu’en 1845 environ) d’« attendre de l’ouvrage sur la place de Grève » ou de « chercher du travail ». C’est vers 1845-1850 qu’on assiste à un glissement de sens de grève « absence de travail » à grève « cessation concertée et collective du travail ». C’est à la même époque qu’apparaît le mot gréviste dans le sens de « personne qui prend part à une grève ». De la grève de sable à la grève illimitée… Les grévistes de mai 1968 avaient bien raison (du moins étymologiquement) d’écrire sur les murs : « Sous les pavés, la plage ».

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