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Mots dérivés: quand le mot souche s’obscurcit

Mots dérivés: quand le mot souche s’obscurcit

Curiosités étymologiques

 

La dérivation consiste à former des mots nouveaux par l’ajout de préfixes ou de suffixes à un mot souche (aussi appelé mot base ou radical). C’est le procédé de création lexicale à la fois le plus fécond et le plus ancien, un procédé qu’on trouve déjà en ancien français : déshonneur, empoigner, lavement, maigreur, trahison, etc. Or, il n’est pas rare qu’avec le temps, le mot souche d’un dérivé s’efface ou s’obscurcisse : soit que le lien étymologique avec le radical n’est tout simplement plus perçu, soit que ce radical est un mot d’ancien français ou correspond à une forme disparue du mot.

Même si le lien étymologique saute aux yeux une fois mis au jour, nombreux sont les locuteurs qui ne percevront pas la parenté de déranger avec rang ou de ressasser (« repasser au sas ») avec sas. De même, estomaquer (dont le sens d’origine est « s’irriter », « exhaler de la bile ») n’est pas toujours associé à estomac, pas plus que rouer (de coups) ne l’est au supplice de la roue ou que le mot serviette n’est perçu comme un dérivé de servir. Et rien, de nos jours, ne laisse soupçonner que le nom étang (milieu XIIe) vient du verbe estanchier (forme ancienne d’étancher) au sens d’« arrêter l’eau » : un étang, c’est étymologiquement une étendue d’eau dont les bords « retiennent l’écoulement ».

De la coquetterie, des yeux enjôleurs, des sourires émoustillants et du désarroi qui parfois s’ensuit

Les termes coquetterie, enjôler, émoustiller et désarroi ont pris, au figuré, une valeur « psychologique », et servent aujourd’hui à nommer une manière d’être, un état d’esprit ou un sentiment. Pourtant, ces quatre mots remontent étymologiquement à des réalités très concrètes : un petit coq, une prison, le pétillement du vin et un désordre matériel.

Le mot coquetterie (milieu XVIIe) est dérivé de coquet (littéralement « petit coq »), terme désignant d’abord à l’époque, par allusion au comportement du coq dans la basse-cour, un homme qui cherche à plaire ou à séduire par son apparence, et dont le féminin coquette s’appliquait à une séductrice, à une femme qui aimait exercer son charme (comme Célimène dans Le Misanthrope). La coquetterie se définit, au XVIIe siècle, comme un souci de plaire, un comportement de séduction. Le verbe coqueter (début XVIIe), dérivé vieilli de coquet, a le sens de « faire le coquet, faire la coquette » ou de « se pavaner ». Dans l’usage actuel, les mots coquet, coquette et coquetterie évoquent moins la séduction que le désir de plaire par son habillement, son élégance.

L’enjôleur et l’enjôleuse sont bien plus redoutables que le coquet et la coquette. Et pour cause. Le mot enjôleur (fin XVIe), qui désigne un séducteur, mais aussi une personne habile à tromper, est dérivé du verbe enjôler (XIIIe), formé de en– et de geôle et signifiant proprement « mettre en geôle, emprisonner ». Dès le XVIe siècle, toutefois, enjôler prendra le sens figuré de « séduire pour mieux tromper » : l’enjôleur a le pouvoir, par ses belles paroles et ses sourires, de « captiver », d’« emprisonner » aussi bien le cœur que l’esprit de sa victime. Notons que le lien étymologique avec geôle s’est depuis longtemps estompé – masqué notamment par l’orthographe enler – et que l’adjectif enjôleur est aujourd’hui compris comme synonyme de séducteur ou d’ensorceleur.

De même, plus personne ne perçoit le rapport étymologique entre le verbe émoustiller et le pétillement du vin. Pourtant, émoustiller (amoustiller, XVIe) est un dérivé de moustille « moût, vin nouveau », lui-même dérivé de moust (XIIIe), ancienne forme de moût qui a aussi donné moutarde (moustarde, XIIIe). Être émoustillé signifiait, à l’origine, « être mis de bonne humeur par le pétillement du vin ». Mais dès le milieu du XVIIIe siècle, émoustillé prend le sens plus général de « mettre de bonne humeur, exciter » et spécialement, à notre époque, celui de « provoquer l’excitation sensuelle ». Du participe présent d’émoustiller est tiré l’adjectif émoustillant (milieu XIXe, « excitant ») : le projet n’est pas très émoustillant, elle avait une démarche émoustillante.

Le mot désarroi (milieu XVe), qui évoque un sentiment de détresse, est issu de l’ancien français désarroyer signifiant « mettre en désordre », « plonger dans la confusion ». Désarroi est passé, au XVIe siècle, du sens de « désorganisation matérielle » à celui de « désordre psychologique », de « confusion morale ».

La mésaventure inouïe de l’ingénieur (un fieffé menteur !)

Mésaventure, inouï, ingénieur et fieffé sont tous des dérivés dont le sens étymologique s’est affaibli, déplacé ou obscurci à travers les siècles.

Malgré la parenté évidente des deux mots, mésaventure n’est pas un dérivé du mot aventure. Mésaventure (milieu XIIe) provient de l’ancien verbe mésavenir ou mésadvenir, composé du préfixe à valeur péjorative -, més– et d’avenir/advenir (« arriver, se produire »). Mais alors que l’ancien français mésavenir signifiait « se produire mal » ou « arriver malheur », son dérivé mésaventure a le sens beaucoup plus faible d’« événement fâcheux, désagréable ».

L’histoire de l’adjectif inouï illustre bien comment le sens d’origine d’un mot peut s’effacer au profit d’un autre sens, figuré celui-là. Inouï (début XVIe) est formé du préfixe négatif in– et de ouï, participe passé du verbe ouïr « entendre ». Inouï est passé du sens littéral de « qui n’a jamais été entendu » à celui, plus abstrait, de « sans précédent », puis enfin, au sens moderne, figuré et plus fort de « extraordinaire, incroyable, invraisemblable, inconcevable » : une histoire inouïe, la violence inouïe d’une attaque.

Le mot ingénieur (milieu XVIe), forme refaite de l’ancien français engeigneur (XIIIe), est dérivé non pas de génie mais du mot engin, qui signifiait « machine de guerre » en ancien français. Un ingénieur, c’est, au XVIe siècle, un inventeur d’engins, un constructeur de machines de guerre. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le mot prend le sens qu’on lui donne aujourd’hui. C’est à cette époque également que le terme génie commence à désigner l’art des ingénieurs : génie civil, génie mécanique. Notons cependant que si ingénieur ne vient pas de génie mais d’engin, le mot engin (XIIe, du latin ingenium « talent, intelligence ») appartient à la même famille que génie et ingénieux.

L’adjectif fieffé est un très ancien dérivé de fief, nom donné au Moyen-Âge à un domaine concédé par un seigneur à son vassal. Fieffé (milieu XIIe, participe passé de fieffer « donner un fief ») a connu une évolution de sens pour le moins inattendue. Est fieffée, au Moyen-Âge, la personne à qui on a concédé un fief, celle qui en est pourvue. À partir du XVIe siècle, on passe du sens de « qui possède un fief » à celui de « qui possède un défaut au degré le plus élevé ». Dans ce cas, fieffé[1] précède le terme qu’il vient renforcer : fieffé voleur, fieffé menteur.

Dans le panier à linge

La dérivation est un procédé de création lexicale qu’on trouve non seulement en français, mais aussi dans les langues ancêtres du français, en latin notamment. Panier et linge, voilà deux mots issus de dérivés latins dont le lien étymologique du premier avec « pain » et du second avec « lin » s’est effacé très tôt en français. Le mot panier (1170) vient du latin panarium « corbeille à pain », dérivé de panis « pain ». Dès la fin du XIIe siècle, le mot entre dans l’usage avec un sens beaucoup plus général, celui de « corbeille » servant à contenir et à transporter des marchandises, des denrées, etc. Linge a connu une évolution semblable à celle de panier. Le mot linge (XIIe) est à l’origine un adjectif signifiant « fait de lin », issu du latin lineus, dérivé de linum « lin ». À partir du milieu du XIIIe siècle, l’adjectif linge, devenu substantif, sert à désigner une toile de lin (plus particulièrement une chemise de lin), puis, un peu plus tard, n’importe quelle pièce de toile ou de tissu à usage domestique ou à usage vestimentaire, le lien avec « lin » n’étant ainsi plus perçu.

Dérivés de verbes disparus : achat, bal, dégât, égard, etc.

On appelle déverbaux des noms formés par la suppression du suffixe d’un verbe. La plupart des déverbaux (comme accueil ou dédain) sont formés à partir du radical de verbes toujours en usage. Mais d’autres sont dérivés de verbes disparus ou tombés dans l’oubli. Voici quelques-uns de ces déverbaux orphelins.

Le nom abri (fin XIIe) est issu de l’ancien français abrier « mettre à couvert, à l’abri », sorti de l’usage en français de France au cours du XVIIe siècle[2] et remplacé par abriter. Le mot achat (XIIe) est le déverbal d’achater, forme ancienne d’acheter. Aguet (XIe), qu’on retrouve au pluriel dans la locution aux aguets, vient de l’ancien verbe aguetter. Bal (XIIe) est dérivé de l’ancien français baller « danser ». Enfin, débris (XVIe) vient de l’ancien verbe débriser, dégât (début XIIIe) de l’ancien verbe degaster « dévaster, ravager », et égard (XIIe) de l’ancien verbe esgarder « veiller sur ». * * *

  1. Fieffé, un peu vieilli, a pour équivalent les adjectifs sacré et maudit, beaucoup plus courants. [Retour]
  2. Abrier est toujours vivant en français québécois et dans des parlers « régionaux », où il est généralement employé dans le sens de « recouvrir d’une couverture ». [Retour]

PRINCIPALES SOURCES

Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, éditions Larousse, 2006.

Dictionnaire historique de la langue française, éditions Le Robert, Paris, 1994.

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