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À qui la faute?

À qui la faute?

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n me consacre « un temps et une attention démesurés pour des résultats médiocres[1| ». Qui suis-je ? Je suis l’orthographe du français, qui peut en douter ?

C’est avec cette devinette que François de Closets aurait pu commencer son livre Zéro faute, publié fin 2009[2|. Ce journaliste et écrivain français était un « fidèle du culte orthographique » (p. 40). Mais, en 1990, la querelle suscitée par la réforme de l’orthographe le pousse à mener une enquête sur notre langue et à confesser, à 77 ans, le traumatisme que notre orthographe lui a fait subir. Lors de cette investigation, il découvre que « l’orthographe n’est pas un immuable chef-d’œuvre » (p. 45).

Dans la première partie de son livre, l’auteur dénonce notre intransigeance vis-à-vis de l’écrit et notre laxisme par rapport à l’oral, ce qu’il illustre, entre autres, par la syntaxe de la phrase interrogative à l’oral Tu pars demain ?, un « monstre grammatical » (p. 17) – opinion partagée par son amie Denise Bombardier ; par la disparition du passé simple au profit du passé composé, un « appauvrissement temporel » (p. 28). L’auteur ne connait[3| manifestement pas la grammaire de l’oral. Heureusement, c’est la seule partie moralisatrice de l’ouvrage.

Puis vient la justification du statut particulier de l’orthographe dans la langue française, une orthographe qui s’est imposée comme principe fondateur de l’enseignement, qui a établi sa dictature au point que certains l’admirent jusque dans ses imperfections, une langue dans laquelle le décalage entre l’écrit et l’oral est si flagrant que les francophones ont l’impression d’assimiler une langue seconde quand il s’agit d’apprendre à écrire leur propre langue : « […] s’il suffit de reconnaître la note pour la poser sur la portée, il ne suffit pas d’entendre le mot pour savoir l’écrire » (p. 113), admet François de Closets. Pourtant, les défenseurs de cette orthographe la présentent comme un système rigoureux, d’une implacable force logique qui nous viendrait du latin, un système dans lequel quelques exceptions apportent une « touche de fantaisie » (p. 71), extravagances que nous illustrons en reprenant certains mots cités par l’auteur.

Ainsi, pomme, du latin poma, ne s’écrit pas pome ; huile vient du latin oléum, sans h ; si rationaliste, du latin rationalis, ne prend qu’un n, rationnel en prend deux. Pourquoi la foi a-t-elle perdu son e pour le donner au foie  ? Indigné d’être fautif alors qu’il était logique, de Closets cite le linguiste Pierre Encrevé, qui parle de « fautes intelligentes », un concept que je trouve brillant. Plutôt que de dire à nos élèves qu’ils ont fait une faute, nous pourrions leur signaler leurs « fautes intelligentes ». Pédagogiquement parlant, ils ne seraient condamnés qu’avec sursis. Car même si notre langue possède un système logique, elle présente des anomalies (20 %). L’auteur rapporte aussi que d’après des études menées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Grenoble, c’est notre mémoire visuelle qui fait la différence en matière d’orthographe : celui qui voit les mots les enregistre lettre à lettre. Ainsi, si la nature nous a dotés d’un bon système de mémorisation photographique, l’orthographe nous paraitra facile. C’est une loterie génétique qui ignore les classes sociales. En bref, notre orthographe est au service du lecteur et sous la responsabilité du scripteur. Pour écrire, il faut marier la prononciation au sens : pensons à ver, à vers, à vert, à verre ou à vair.

Alors, à qui la faute ?

La faute incombe à l’histoire, un chapitre dense, efficace, passionnant et fort bien expliqué par l’auteur. Le français n’a pas l’alphabet de sa langue, mais celui du latin. L’insuffisance de lettres et de signes pour transcrire les sons nouveaux du français est à l’origine de notre « embrouillamini » orthographique. Puis la découverte de l’imprimerie portera l’estocade à notre orthographe. À partir du XVIe siècle, les scribes font subir un sérieux lifting au français pour que, visuellement, il retrouve sa dignité en se rapprochant du latin. Le français ne s’écrira plus comme il se prononce : les poules du couvent couvent. C’est une langue d’érudits appelée à devenir une orthographe populaire, dit l’auteur. Dès lors, les querelles entre les puristes et les réformateurs n’auront ni fin ni cesse. « L’orthographe française est une affaire de mâle latiniste dont la virilité se mesure au nombre de consonnes superflues » (p. 42), constate le linguiste Bernard Cerquiglini. En 1634, Richelieu crée l’Académie française pour dicter la norme dans un dictionnaire. Jusqu’au XIXe siècle, les écrivains exercent une influence prépondérante : ils se battent pour telle ou telle réforme, imposent leurs propres graphies aux imprimeurs pour les proposer au public. Puis, c’est la fin de l’Ancien Régime. La langue française sera celle de la France nouvelle, celle de la révolution de 1789. Le peuple, qui parle nombre de patois et de dialectes différents, vestiges de la féodalité, va devoir apprendre le français : seuls 20 % d’entre eux le parlent. En 1833, la loi Guizot rend l’enseignement obligatoire et crée les écoles primaires, que Jules Ferry rend aussi gratuites et laïques en 1882. L’orthographe, qui n’était pas une discipline sous l’Ancien Régime, devient une discipline civique. Du certificat d’études aux concours de la fonction publique, la dictée devient, en quelques décennies, « l’épreuve reine, qui condense les efforts inlassables, les peurs, les échecs, les rancœurs aussi… » (p. 167), raconte l’historien Patrick Cabanel. Les grammaires scolaires rédigées au XIXe siècle ne sont que des méthodes orthographiques. Les écrivains, eux, écrivent… et ne s’intéressent plus à l’orthographe. C’est ainsi qu’en 1835, le dictionnaire de l’Académie réintroduit nombre de lettres étymologiques. L’orthographe triomphe et s’impose comme une vérité absolue.

La querelle de l’orthographe resurgit en 1880 pour des raisons pédagogiques. Les instituteurs, les bourgeois montent aux barricades, et la presse les soutient en publiant un texte du duc d’Aumale : « Son altès vient de protesté par letr contr ce vot, estiman kune décision de cette importance noré pas du étr prise par un ossi petit nombr de mambr… » (p. 178). Parution qui n’a rien à envier à celle de Pierre Foglia, qui publie dans La Presse du 2 janvier 2010 : « On peut désormais écrire ognon ou oignon ou hognon ou hoignon, nénuphare ou nénufard ; on peut écrire que l’imbécillité (ou l’imbécilité) des linguistes qui ont patenté cette réforme est incommensurable ou incaummenssurable ou inquomansurable ou inkommensurable. C’est vraiment comme vous voulez. Y a pu de faute. » (Décidément, la bêtise et l’ignorance ne prennent pas une ride !) Au XXe siècle, les efforts, entre autres, d’Aristide Beslais, directeur de l’enseignement primaire, sont censurés par Théophraste dans Les Lettres françaises  : « Quel intérêt y aurait-il à simplifier l’orthographe sous prétexte que de jeunes crétins sont rebelles à cet enseignement ? » (p. 187).

Heureusement, raconte l’auteur, les années 1950-1960 voient naitre la linguistique grâce à la publication posthume du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, qui trouve enfin un écho. Désormais, le français devient une discipline scientifique. Nina Catach, linguiste émérite, crée un groupe d’études sur l’histoire et la structure de l’orthographe au CNRS. La somme de ses réflexions et celles d’autres chercheurs conduisent à la réforme de 1990. L’accueil, avant la publication des rectifications, est d’abord favorable et les journalistes mentionnent qu’elles sont légères, proposées et non imposées. L’Académie française les approuve même. Le 6 décembre, le Journal officiel les publie. Les journaux en expliquent les points essentiels, c’est le calme plat. Mais le 11 décembre, la saga commence : le quotidien Le Figaro lance l’attaque. Cette réforme est jugée « arbitraire et péremptoire » (p. 218) par François Bayrou, homme politique, qui crée un mouvement rassemblant nombre d’écrivains renommés, comme Michel Tournier, Françoise Sagan, Bernard-Henri Lévy, des éditeurs et des lexicographes. Le 18 décembre, une pétition est lancée contre les rectifications. En une semaine, le monde des lettres et les politiciens, qui pour une fois s’entendent, mettent la réforme à l’index. Les enseignants restent muets, et les académiciens font volteface, ce que les linguistes Alain Rey et Claude Hagège résument ainsi : « La réforme de l’orthographe française est tout à la fois techniquement indispensable et socialement impensable. » (p. 204) L’auteur conclut en précisant que près de 18 ans seront nécessaires pour qu’enfin les dictionnaires, les correcteurs informatiques et l’Éducation nationale les reconnaissent, alors qu’en Belgique elles ont été adoptées dès 1990, en Suisse, dès 1996. Au Québec, l’Office québécois de la langue française s’est déclaré favorable aux rectifications dès 1991, mais mentionnons que le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport n’en tient compte que depuis peu dans la correction des examens de fin d’année.

L’orthographe n’est pas la langue

Les trois derniers chapitres de son livre, l’auteur les écrit en nouvelle orthographe[4|. Le lecteur pourra ainsi juger, dit-il, si ce léger déridage a défiguré son orthographe, tant il est vrai que nous sommes affectivement attachés à ce qui nous parait familier, tant il est vrai que ce qui nous parait familier nous semble naturel.

Malgré certaines redondances et une structure quelque peu confuse, Zéro faute est un livre à lire absolument, mais à ne pas mettre entre les mains de nos élèves ni de nos étudiants : ils pourraient organiser des manifestations contre la dictature de l’orthographe du français !

Ce survol des siècles, brillamment dressé par de Closets, prouve que notre langue n’a cessé d’évoluer et que l’orthographe controversée n’est assurément pas la langue, elle n’en est que l’expression écrite, qu’en dépit de son évolution le français est resté le français, qu’à « changer une lettre, un accent ou un trait d’union, on n’altère ni la lumière ni la couleur d’une langue » (p. 64) : le mot oignon s’est écrit oingnon, ongnon, oygnon, onghon, ognon (XVIIIe siècle) et oignon entre les XIIIe et XXIe siècles, sans qu’il ait jamais cessé de nous faire pleurer quand on l’épluche…

Véronique Léger, qui espère avoir fait Zéro faute. * * *

  1. François DE CLOSETS, Zéro faute. L’orthographe, une passion française, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2009, 320 p., p 10. [Retour]
  2. Op cit. [Retour]
  3. Ce texte est rédigé conformément aux rectifications de l’orthographe en vigueur. [Retour]
  4. Dans son livre, p. 237, François de Closets mentionne ce qui suit : « On ne s’étonnera pas que le meilleur ouvrage sur les rectifications de 1990 soit dû à deux linguistes francophones, la Québécoise Chantal Contant et le Suisse Romain Muller. » [Retour]

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