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Mots tronqués et transferts de sens

Mots tronqués et transferts de sens

Curiosités étymologiques

 

Parmi les procédés de création de nouveaux mots, on trouve, à côté de la dérivation et de la composition (abordés dans les deux chroniques précédentes), la troncation et le transfert de sens. La troncation se définit comme la création d’un mot « nouveau » par la suppression d’une ou de plusieurs syllabes d’un mot : ciné, labo, prof, vélo. Le transfert de sens consiste à utiliser un mot qui sert à nommer une certaine réalité pour désigner une autre réalité : la fracture sociale, un plafond salarial.

Les mots tronqués et les expressions raccourcies

Alors que les dérivés et les composés sont créés par l’ajout ou l’assemblage d’éléments (embrigadement, hyperspécialisation, croc-en-jambe), d’autres mots résultent de la procédure inverse d’abrègement. Ce phénomène de raccourcissement de mots ou d’expressions n’est pas nouveau, mais il s’est considérablement étendu depuis le début du XXe siècle, d’abord dans la langue familière et ensuite dans l’usage commun. Bien que le procédé de troncation se soit surtout appliqué, à l’origine, à des termes techniques ou savants jugés trop longs, comme les mots automobile et météorologie raccourcis en auto et météo, la langue familière actuelle compte des dizaines de mots tronqués touchant à peu près tous les domaines : ado, appart, bac, ciné, collabo, écolo, frigo, mélo, moto, ordi, psy, sympa, télé, etc. Certains mots tronqués depuis plus longtemps sont désormais considérés comme des mots entiers de la langue standard, le mot d’origine étant parfois oublié ou perçu comme vieilli. Pensons à cinéma (abréviation de cinématographe), à pneu (pneumatique), à vélo (vélocipède) ou à métro (de métropolitain, forme raccourcie de chemin de fer métropolitain). Les mots obtenus par abrègement depuis des siècles ne sont bien sûr plus perçus comme tels : menu, dinde et bichonner en sont des exemples.

De la dinde au menu

Le menu, c’est la liste détaillée des plats, des mets qui composent un repas et, dans un restaurant, c’est également la carte sur laquelle est inscrite cette liste détaillée. Le mot prend aussi, dans l’usage familier, le sens figuré de « programme » ou d’« ordre du jour » (le menu d’une soirée, d’une réunion). En informatique, enfin, le mot menu s’applique aujourd’hui à la liste des options proposées à l’utilisateur. Le nom menu (début XVIIIe) vient de l’adjectif menu « petit, mince, fin » dans le syntagme menu détail. Menu « liste détaillée » résulte donc à la fois de l’abrègement de l’expression menu détail et de la transformation de l’adjectif menu en nom. La liste détaillée – liste dans le menu détail – est devenue le menu ! Ajoutons que l’adjectif menu (XIe) est issu du latin minutus (participe passé de minuere « diminuer »), dont le féminin minuta a donné minute.

Quant à la volaille appelée dinde (début XVIIe), son nom provient de l’abréviation de poule d’Inde ou coq d’Inde, termes désignant d’abord, aux XIVe et XVe siècles, la pintade ou poule d’Abyssinie, puis s’appliquant, à partir du XVIe siècle, au dindon originaire du Mexique (« Inde occidentale »), découvert par les Espagnols. Le mot dinde découle de deux procédés : raccourcissement du syntagme nominal poule d’Inde et agglutination de d’Inde en dinde, procédés qui concourent à brouiller le lien étymologique avec l’Inde[1]. Notons que le mot dinde et son dérivé dindon (milieu XVIIe), en plus de désigner la femelle et le mâle de l’espèce, ont pris respectivement, et ce depuis le XVIIIe siècle, le sens figuré de « femme sotte et prétentieuse » (Quelle dinde !) et d’« homme vaniteux et stupide » (d’où la locution être le dindon de la farce).

Des heures à se bichonner (Ah, la barbe !)

C’est peut-être difficile à croire, mais le verbe bichonner a bien un lien étymologique avec barbe, un lien qui s’est presque complètement effacé à la suite de l’amputation de la syllabe initiale du mot barbichon, aujourd’hui sorti de l’usage. Tout cela commence avec le nom d’un petit chien d’agrément à poil long et frisé, proche parent du barbet : barbichon, dérivé de barbe avec suffixe diminutif en –ichon. Or, dès la fin du XVIe siècle, barbichon est abrégé en bichon. Son dérivé bichonner (fin XVIIe) a d’abord le sens (vieilli) de « friser les cheveux comme le poil d’un bichon », puis celui de « pomponner, arranger avec soin », et enfin, au figuré, celui de « être aux petits soins (avec quelqu’un) ». Le verbe a eu pour dérivé bichonnage (fin XVIIIe) « action de bichonner ».

Les mots obtenus par transfert de sens

Contrairement à la composition ou à la troncation, qui agissent sur la forme du mot, le transfert de sens consiste à utiliser, sans le modifier, un mot servant à nommer une certaine réalité pour désigner une autre réalité. Cette forme de recyclage sémantique peut se faire par analogie, comme dans fracture sociale, virus informatique et dragueur (celui dont l’activité consiste à draguer sans filet de pêche). On dit que le transfert de sens s’opère par contiguïté lorsqu’un mot est utilisé pour nommer une autre réalité qui entretient avec la première une relation de proximité. Ainsi en va-t-il de buffet, mot désignant d’abord un comptoir, un meuble de salle à manger, puis une table où sont servis des mets et des boissons dans une réception, et finalement l’ensemble de ces mets et boissons, la nourriture elle-même : un buffet froid sera servi.

Une histoire de pirate

Le terme pirate est un bon exemple de ces mots qui ont connu un rajeunissement par transfert de sens. Le mot, qu’on associe historiquement aux pillards des mers dont les navires arboraient le pavillon à tête de mort, s’applique désormais à d’autres réalités parfois bien différentes. Pirate (début XIIIe) est un emprunt au latin pirata, lui-même emprunté au grec peiratês « brigand, bandit des mers », dérivé du verbe peiran signifiant « essayer » et, par extension, « tenter sa chance sur mer ». Le mot pirate désigne, à l’origine, un aventurier qui court les mers pour piller les navires, une pratique qui avait déjà cours dans l’Antiquité et au Moyen-Âge et qui a atteint son apogée pendant le XVIIe siècle – et qui s’exerce encore aujourd’hui dans l’Océan indien, en particulier le long des côtes somaliennes. Les dérivés piraterie (début XVIe) « activité des pirates » et pirater (verbe intransitif, fin XVIe) « se livrer à la piraterie » se rattachent d’abord étroitement au sens premier du mot pirate.

Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que pirate va s’appliquer, par analogie, à un individu armé qui prend en otage les passagers et l’équipage d’un avion pour le détourner de sa destination. On parle alors de pirate de l’air. Puis, depuis la fin des années 1990, le mot sert à nommer la personne qui s’introduit dans un système informatique en vue d’en copier (pirater) les données ou encore d’en modifier ou d’en saboter le fonctionnement : pirate informatique. Ajoutons que, employé en apposition, le mot pirate prend valeur d’adjectif au sens de « clandestin, illégal » : radio pirate, copie pirate. Les mots piraterie et pirater vont bien sûr connaître les mêmes développements sémantiques. Ainsi le terme piraterie, en plus de garder son sens d’origine d’« activité des pirates », s’appliquera également, selon le contexte, à l’escroquerie, au détournement d’avion (piraterie aérienne), à la copie frauduleuse de disques, de films, de logiciels et à la contrefaçon de produits de marque. Quant au verbe (transitif cette fois) pirater, il prend le sens de « reproduire illégalement une œuvre » et, en informatique, celui de « voler ou piller des données » (pirater un disque, un film, un logiciel), d’où les néologismes piratage (vers 1980) et antipiratage (fin des années 1980) : le piratage informatique, un dispositif antipiratage.

Bureau et toilette(s) : une affaire de bout de tissu

Bureau et toilette : voici deux mots – apparus en ancien français – qui remontent étymologiquement à une pièce de toile ou d’étoffe et qui, par extension, ont désigné un meuble, puis un lieu.

Le mot bureau (milieu XIIe) est le dérivé de bure (du latin bura), mot désignant une étoffe grossière de laine brune. Bureau est, à l’origine, le nom donné au tapis de table fait de cette étoffe de bure. Puis, au cours du XIVe siècle, on passe, par contiguïté, de bureau « tapis de table » à bureau « table de travail », au meuble à écrire recouvert de ce tapis. Puis, par un nouveau transfert de sens par contiguïté spatiale, bureau désigne aussi, à la fin du XVe siècle, la pièce dans laquelle se trouve cette table de travail. Enfin, à partir du XVIIe siècle (mais surtout depuis la fin du XVIIIe), bureau s’appliquera également à un lieu de travail, à l’établissement (commerce, organisme, etc.) dans lequel travaillent des employés.

Le mot toilette a connu une extension de sens similaire à celle de bureau. Toilette (tellette, milieu XIVe) est le diminutif de toile (milieu XIIe, du latin tela). Le mot s’est d’abord appliqué (du XIVe au XVIe siècle), selon le sens étymologique, à une petite pièce de toile ou à un morceau de linge qu’on étendait sur une table servant pour la toilette, la coiffure et la parure. Au cours du XVIIe, le mot sert aussi, par extension, à désigner l’action de se préparer (s’ajuster, se coiffer, s’habiller) avant de paraître en public, puis, par extension encore, la tenue elle-même, l’habillement d’une femme. À partir du milieu du XVIIIe siècle, le mot toilette désigne, par un autre transfert de sens, le meuble sur lequel est placé ce qui est nécessaire aux soins de parure (meuble appelé plus tard coiffeuse). Puis, à partir du XIXe siècle, toilette n’est plus seulement associé à la parure, mais aussi à la propreté, à l’hygiène corporelle, d’où le cabinet de toilette, la petite salle d’eau appelée aujourd’hui salle de bains. Enfin, depuis le milieu du XXe siècle, le mot toilettes (au pluriel) est employé pour désigner les cabinets – ou « lieux d’aisances » – avec la cuvette, la chasse d’eau et le papier hygiénique : Où sont les toilettes ? toilettes publiques. Notons qu’au Québec, toilette est souvent employé, dans ce sens, au singulier : aller à la toilette.

  1. Fait assez amusant, dinde se traduit turkey en anglais… et turkey est issu du syntagme Turkey-cock « coq de Turquie » ! [Retour]

Principales sources

Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, éditions Larousse, 2006.

Dictionnaire historique de la langue française, Paris, éditions Le Robert, 1994.

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