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Le français, première et dernière des langues

Le français, première et dernière des langues

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i, depuis le XVIIIe siècle, la langue française a été encensée plus souvent qu’à son tour, ces éloges sont très tôt tempérés par de nombreuses critiques de la langue, qui viennent d’abord de France, puis, à partir du XIXe siècle, de l’étranger. Le plus étonnant, c’est que les francophones ont oublié ces attaques contre leur langue et que personne n’a pensé en faire l’histoire tant elles sont sorties de la mémoire collective. Le français, dernière des langues[1] de Gilles Philippe nous les remet en mémoire.

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Le français est parlé dans toutes les cours d’Europe au XVIIIe siècle et, ce qui peut sembler paradoxal, c’est à ce moment qu’on commence à l’accabler. Ceux-là même qui le connaissent et l’utilisent le mieux, les écrivains, lui trouvent des défauts. Fénelon énonce le premier, dans sa Lettre à l’Académie (1714), les trois faiblesses majeures du français, que reprendront les critiques ultérieurs : le vocabulaire français est insuffisant, et sa syntaxe, qui suppose l’ordre strict substantif-adjectif-verbe-adverbe-accusatif, est trop rigide ; à l’oral, son rythme est pauvre et son accentuation sonore presque absente. On ne lui pardonne pas d’avoir abandonné la déclinaison grecque ou latine, qui permettait les inversions, on regrette les syllabes longues ou brèves, qui faisaient la musicalité des langues anciennes, on pleure sur la multiplication des mots sans contenu sémantique (les articles ou les pronoms relatifs, par exemple), et surtout, on se plaint des lacunes du vocabulaire français, qui refuse d’emprunter les termes qui lui font défaut (de là l’expression attribuée à Voltaire, qui aurait qualifié le français de « gueuse fière »). C’est vrai que le XVIIe siècle avait fait subir au lexique français un régime sévère et que le XVIIIe littéraire ne considérait que le registre limité de la langue de l’élite au pouvoir. Malgré toutes ses faiblesses, on reconnait au français une qualité, la clarté – et même celle-ci est parfois remise en question. Cette perception restera cependant ancrée dans la mémoire collective française jusqu’au XXe siècle.

Avec le XIXe siècle et la montée des nationalismes, avec le romantisme et Madame de Staël, se développe une nouvelle idée (en filigrane au siècle précédent, quand on vantait l’anglais comme la langue libre d’un peuple libre) : le génie d’une langue traduit l’esprit du peuple qui la parle. Les critiques se multiplient tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la France, comme si, avec le procès de la langue, on faisait celui de ses habitants. Ainsi les Allemands établissent-ils un rapport entre la légèreté morale des Français et leur parler trompeur, et Madame de Staël avance que la langue allemande est plus « philosophique ». Depuis le siècle précédent, on a changé de terme de comparaison, et c’est maintenant à l’aune des langues des peuples voisins qu’on mesure le français. La seconde moitié du siècle est marquée par les remarques d’Amiel (qui seront reprises par Bally au siècle suivant) : le français exprime les résultats, mais ni le mouvement ni les causes d’un processus, surtout pas pour ce qui est de la vie de l’âme. Comme pour répondre à certaines de ces critiques, la langue change aussi. De 1860 à 1880 se créent plus de néologismes que dans les siècles précédents, et la narration passe souvent, avec Flaubert, de l’emploi du passé simple à celui de l’imparfait (qui insiste sur le déroulement), de même que se développe l’usage du présent de narration vers 1890 ou de la phrase nominale, sans verbe.

Au XXe siècle, on assiste à une crise des langues, en particulier du français, et viennent s’ancrer les notions que chaque génération abime la langue plus que la précédente, d’une part, et qu’on doit se méfier de la montée de l’anglais, qui sème parfois la panique, d’autre part. On met aussi à contribution les mathématiques pour établir l’infériorité du français : il y aurait ainsi beaucoup plus de mots dans une pièce de Shakespeare que dans une comédie de Molière. (Mais pourquoi a-t-on choisi Molière ?) Par ailleurs, les critiques traditionnelles à l’égard du français s’atténuent, puisque les éloges se font plus rares et que l’approche de la langue devient plus scientifique. On revient cependant avec certaines idées reprises des siècles précédents, surtout quant à l’amusicalité, l’apoéticité du français, par exemple, mais surtout on remet en question sa clarté. Son vocabulaire, dit-on, n’est pas cohérent, avec des trous et des redondances, son système de dérivation insuffisant – pourquoi, par exemple, le verbe dormir à côté du nom sommeil ? pourquoi l’adjectif estival, plus proche de sa racine latine, à côté de été ? Sa grammaire et sa syntaxe sont aussi lacunaires et provoquent des ambigüités dans le discours. Au fond, on voudrait une langue française idéale, indépendante de son histoire.

Les gens de lettres ont été les premiers à se plaindre des lacunes du français. Après Fénelon, La Harpe, puis Voltaire, Diderot, Rousseau, et encore Madame de Staël, Lamartine, Baudelaire, Valéry et finalement Claudel et Sartre, tous ont trouvé au français des défauts qui auraient pu le rendre inapte à la philosophie, à la littérature et surtout à la poésie. Le français est trop démuni, trop abstrait, trop lourd, trop rigide, trop précis ou trop flou selon les époques, sans rythme et sans musique, il ne peut pas rendre compte des émotions. On serait donc enclin à croire que la langue a étouffé la littérature française, que celle-ci sera jugée aussi pauvre que celle-là. Il semble bien établi, au contraire, que la littérature française est « supérieure », qu’elle s’est servie des faiblesses mêmes de la langue pour triompher. C’est en lui résistant qu’elle a su s’affirmer. Le travail des écrivains sur la langue a donc autonomisé la langue littéraire ; cet instrument qui les gêne – « atone et gris », disait Senghor –, ils ont su s’en servir à leurs fins, parfois le modifier et parfois encore transformer la poésie, comme l’a fait Baudelaire avec la « prosodie mystérieuse et méconnue[2] » du français. En exergue de l’ouvrage Le français, dernière des langues, cet extrait du Discours sur l’universalité de la langue française (Rivarol, 1784) résume bien les idées que l’Europe a pu se faire sur la langue et la littérature françaises : « La langue française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues si la masse de ses bons écrivains ne l’eût poussée au premier rang en forçant son naturel. »

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L’essai de Gilles Philippe montre comment a pu naitre, se développer et évoluer une doxa sur la langue française. Il s’agit d’une étude sérieuse, avec une abondance de références qui étourdit parfois une novice en histoire de la langue, mais qui sait aussi l’accrocher avec une approche pédagogique très adroite. Le français, dernière des langues ouvre donc à un imaginaire de la langue refoulé, insoupçonné et insoupçonnable par les francophones du XXIe siècle.

  1. Gilles PHILIPPE, Le français, dernière des langues, Histoire d’un procès littéraire, Paris, PUF, 2010, 306 pages. [Retour]
  2. Charles BAUDELAIRE, dans Le spleen de Paris, cité par G. Philippe (p. 230). [Retour]

 

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