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«Mauvaise langue» ou mauvais angle?

Marc Cassivi - Mauvaise LangueLa langue est un sujet inépuisable au Québec; les éditeurs le savent, qui multiplient les publications à son sujet. Ainsi est parue, l’année dernière, une plaquette de 100 pages, Mauvaise langue[1], signée Marc Cassivi, journaliste et chroniqueur à La Presse Plus et à Ici ARTV. (D’ailleurs, puisqu’il est question de langue : qu’elle est agaçante, cette tendance d’ajouter des adverbes aux noms des médias, comme si cela les rendait d’emblée plus attrayants ou plus pertinents!)

Au nom de quelle autorité, de quel savoir, Cassivi, qui se spécialise surtout dans la chronique culturelle, se permet-il un essai sur la langue? « L’absence de nuance dans le discours des puristes et les encouragements de mon éditrice m’ont incité à m’intéresser davantage au débat actuel sur le franglais, auquel je réfléchis en dilettante depuis quelque trois décennies. Hence, comme dirait Shakespeare, mes « deux cennes », que je vous propose ici sans prétention scientifique ni sociologique, mais à travers le parcours biographique d’un observateur attentif, jumeau de naissance, journaliste de métier, père de deux garçons, amateur de cinéma québécois, de rock américain, de littérature française et de soccer anglais. » (p. 12)

Son essai est bâti selon une structure chronologique : on y apprend que Cassivi est né en Gaspésie et qu’il a déménagé, à quatre ans, d’abord à Westmount, puis dans le West Island. Il a étudié au secondaire dans une école de Laval, puis au collège de Bois-de-Boulogne et à l’Université de Montréal, avant de voyager, d’étudier en France et en Russie, et de revenir s’installer, devenu adulte, dans le Mile-End.

Le récit de ce parcours est prétexte à de nombreuses considérations sur la langue. Cassivi explique les liens, étroits et enthousiastes, qu’il entretient avec l’anglais, même si le français est sa langue première. Ayant passé une partie de son enfance et son adolescence dans des quartiers anglophones, il a vite appris l’anglais, langue qu’il privilégiait alors pour la communication avec ses amis et ses frères et sœurs, au grand dam de ses parents, francophones déménagés dans l’Ouest-de-l’Île afin que leurs enfants puissent apprendre l’anglais, mais dépassés par l’ardeur de leurs rejetons à ne devenir qu’anglophones.

En 1990, alors que le Québec est plongé dans la crise de l’échec de l’accord du lac Meech, le jeune Cassivi de 17 ans connait cependant un « éveil politique » et une « prise de conscience des dangers réels de l’assimilation » (p. 32). Il s’affiche ensuite comme indépendantiste, créant des remous dans son cercle d’amis : « Je me souviens d’une discussion avec des joueurs de mon équipe de soccer pour qui un indépendantiste était l’incarnation même de Belzébuth : un vieux fasciste unilingue fomentant sa haine des anglophones l’écume à la bouche, dans une région reculée du Québec profond, avec le reste de sa famille consanguine. » (p. 33)

Atterré par la déclaration de Parizeau lors de la défaite référendaire de 1995, il considère qu’«[e]xclure d’emblée l’immigrant du projet indépendantiste est la grande erreur historique du camp souverainiste, qu’il perpétue avec son récent virage identitaire » (p. 46). C’est d’ailleurs dans les passages où Cassivi réfléchit sur la politique plutôt que sur la langue qu’il est le plus pertinent : ses opinions dépassent alors les poncifs et les coups de gueule.

Jeune adulte, il étudie et travaille en France, où son bilinguisme lui permet de se distinguer lors d’un stage au Monde diplomatique. Agacé du mépris des Français à l’égard de notre accent, il est alors aussi dégouté par les Québécois complexés, qui voient dans l’Hexagone un modèle à suivre absolument. Revenu au Québec, ses sympathies souverainistes ne l’empêchent pas de continuer à valoriser l’anglais, véritable langue de communication universelle au XXIe siècle selon lui. Il se désole que son choix contraste avec celui de plusieurs Québécois qui diabolisent l’anglais et les anglophones pour des considérations politiques. Il regrette vivement aussi que ses fils de 9 et 11 ans ne sachent pas du tout parler anglais. Enfin, chiffres à l’appui, il constate qu’avec la loi 101, les enfants d’immigrants parlent désormais français.

Témoignant de l’évolution linguistique du Québec depuis les années 80, il tient à mettre le débat en perspective : « L’anglais n’est plus, pour la plupart des Québécois de moins de 35 ans, la langue du joug des patrons d’usines méprisants qui tenaient les francophones pour des citoyens de seconde zone. C’est une langue internationale que l’on a intérêt à comprendre si l’on veut s’ouvrir au monde. » (p. 82) Selon lui, la Charte de la langue française, qu’il juge légitime et nécessaire pour la survie du fait français au Québec, a si bien fonctionné qu’il n’y a plus guère lieu de s’inquiéter; seuls de vieux réflexes passéistes, ou un repli identitaire malsain, inspirent ceux qui expriment encore des craintes par rapport à la situation de la langue française au Québec.

Il est facile de constater, à travers les citations qui précèdent, le ton général du livre, où les opinions et les souvenirs (parfois complaisants) ont la part la plus belle. Ne dédaignant pas la polémique, Cassivi n’hésite pas à nommer ceux qu’il prend à parti; citons, par exemple, Mathieu Bock-Côté, Christian Rioux, Gilles Proulx et Louis Cornellier, ce dernier ayant lui-même publié, au printemps dernier, un recueil de courts essais sur la langue[2]. Le chroniqueur a aussi tendance à caricaturer les personnes auxquelles il veut donner la réplique, les « chevaliers de l’apocalypse linguistique » (p. 11), les « thuriféraires du nationalisme ethnique et autres monomaniaques de la langue française » (p. 53), ou encore, les « « nationaleux » anglophobes » (p. 41). Son style est ampoulé, cabotin par moments. Et sa pensée, trop souvent, manque de nuances ou ne relève pas ses propres contradictions. On sursaute ainsi quand il déclare en conclusion que la question linguistique « mérite mieux que d’être envisagée encore et toujours sur un mode binaire » (p. 96) : il a clairement laissé à d’autres[3] le soin de le faire.

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  1. Marc CASSIVI, Mauvaise langue, Montréal, éditions Somme toute, 2016, 100 pages. [Retour]
  2. Louis CORNELLIER, Le point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation, Montréal, vlb éditeur, 2016, 192 pages. [Retour]
  3. À ce titre, les lecteurs et lectrices seront mieux servis par l’ouvrage de Benoît Melançon, Le niveau baisse! (et autres idées reçues sur la langue), qui a aussi fait l’objet d’un compte rendu dans les pages de Correspondance. [Retour]

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