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Masculin, féminin et autres tabous du genre

Il y a bientôt dix ans, les pages de ce bulletin rendaient compte du débat polarisé que suscitaient les principes et procédés de la rédaction épicène. La publication d’un article de Louise Desforges sur le sujet avait en effet donné lieu, en 2008, à un certain nombre de commentaires de lecteurs (le masculin est ici intentionnel) partagés entre l’adhésion enthousiaste et la moqueuse incrédulité. Lucie Libersan, directrice éditoriale de Correspondance à l’époque, avait alors eu la très bonne idée, dans un article subséquent, d’offrir à ces différents points de vue l’occasion de s’exprimer. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les réactions diverses, positives ou négatives, à cette pratique d’écriture aujourd’hui beaucoup mieux intégrée à nos réflexes rédactionnels, mais plutôt d’interroger la sensibilité épidermique que semble revêtir la question même du genre grammatical. Au passage, nous tenterons de voir s’il n’y a pas lieu, en classe, de tirer justement parti du statut « problématique » de cet objet d’étude pour consolider certains apprentissages sur la langue tout en défaisant quelques préjugés encore bien tenaces au sujet des identités et des rapports de genre.

Si tout élan réformateur de la langue finit souvent par s’opposer à une puissante force d’inertie – après tout, la « nouvelle » orthographe, vieille de plus d’un quart de siècle, continue de donner des boutons aux nostalgiques de l’accent circonflexe –, il y a fort à parier que les tenants et tenantes de la rédaction épicène ont surtout essuyé des critiques en raison de la corde sensible, à savoir les enjeux profondément sociaux, que leurs recommandations venaient toucher. La linguiste française Marina Yaguello nous rappelle avec raison que, « bien que la grammaire soit a priori indifférente à l’idéologie, l’usage subit l’influence des mentalités et des représentations sociales » (Yaguello, 2014, p. 11). Ainsi, on a beau prétexter la lourdeur de certaines tournures de féminisation ou le manque de naturel de la prose « épicénisée[1] », il n’en demeure pas moins que ce sont d’abord et avant tout les efforts visant à offrir une visibilité égale aux hommes et aux femmes dans le discours qu’on balaie du revers de la main en refusant de mettre l’épaule à la roue. En dix ans, évidemment, l’eau a coulé sous les ponts et on ne déchire plus les mêmes chemises… Pourtant, les tabous du genre, eux, perdurent.

Quand mégenrer dérange

Dans une étude portant sur un échantillon de 174 langues, la linguiste Johanna Nichols établit que seulement 27 % d’entre elles sont dotées d’un genre grammatical ou d’une autre forme de classification nominale (Nichols, 1992, p. 124). Le français, qui fait partie du lot, se déploie pour sa part en mode binaire, entre le masculin et le féminin, le genre neutre ayant disparu avec le bas latin. Or, dans un contexte scolaire de plus en plus invité à s’ouvrir à la diversité, il faut reconnaitre que cette caractéristique ne rend pas toujours la langue française facile à manier lorsque vient le temps, par exemple, de s’adresser, parmi nos collègues ou élèves, aux personnes trans ou non binaires[2]. Devant cette réalité, qui mérite toute notre attention, les risques de mégenrer[3] sont bien réels et peuvent provoquer, de part et d’autre, certains malaises. Pour pallier cette difficulté, des personnes issues des communautés LGBTQ recourent parfois à la créativité néologique et prônent l’utilisation du iel comme pronom neutre ou du ille, par exemple.

Encore ici, l’audace réformatrice est accueillie plutôt froidement par ceux et celles qui jugent ces créations linguistiques trop artificielles ou spontanées, c’est-à-dire contraires à l’évolution « naturelle » de la langue, laquelle s’opère généralement sur de nombreuses années (Proulx, 2015). Invalider ces nouveautés sans même s’intéresser au contexte de leur émergence serait toutefois une erreur. On salue trop rarement la créativité de ces francophones qui, plutôt que de succomber à l’attrait de l’anglais – justement plus flexible dans le spectre du genre –, choisissent de forger des mots simplement plus propices à nommer les identités qui échappent au binarisme traditionnel. Quant à la possibilité ou non de voir ces formes persister dans l’usage, l’avenir nous le dira. Chose certaine, ce que l’histoire de la langue française nous apprend déjà, c’est que le masculin ne l’a pas toujours « emporté »…

Une histoire pas si neutre

Professeure de littérature française de la Renaissance à l’Université de Saint-Étienne et historienne, Éliane Viennot s’est intéressée à la question de la domination progressive du genre masculin sur le genre féminin dans la langue française à partir du 17e siècle (Viennot, 2014). L’illustration la plus connue de cette tendance est évidemment donnée par cette fameuse règle grammaticale fixée par Vaugelas dans Remarques sur la langue française (1647), selon laquelle, en présence des deux genres, le « masculin l’emporte ». Viennot remarque toutefois que l’assurance avec laquelle Vaugelas décrète la plus grande « noblesse » du genre masculin par rapport au genre féminin contraste avec ses propres hésitations quant à la règle d’accord qu’il préconise lui-même, à une époque où l’usage tend plutôt vers l’application de la règle de proximité. Au sujet d’une phrase de Malherbe (« Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges »), le « greffier  de l’usage » semble ainsi se contredire lui-même :

Il faudrait dire ouverts, selon la grammaire latine qui en use ainsi, pour une raison qui semble être commune à toutes les langues : que le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble; mais l’oreille a de la peine à s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoutumé de l’ouïr de cette façon, et rien ne plaît à l’oreille, pour ce qui est de la phrase et de la diction, que ce qu’elle a accoutumé d’ouïr. Je voudrais donc dire ouverte, qui est beaucoup plus doux, tant à cause que cet adjectif se trouve joint au même genre avec le substantif qui le touche, que parce qu’ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive.

Vaugelas, Remarques sur la langue française (1647), cité dans Viennot (2014), p. 67

Sans forcément militer pour une réforme linguistique visant à ressusciter la règle de proximité, il convient à tout le moins d’attirer l’attention des défenseurs de l’évolution « naturelle » de la langue sur le caractère pour le moins « artificiel » et arbitraire de la règle finalement établie par Vaugelas.

Quant aux vertus pédagogiques qu’il pourrait y avoir à aborder en classe cette vieille règle « oubliée » du français, il serait facile de les mettre en doute en prétextant que nos élèves ont déjà assez de mal à maîtriser le bon usage de la grammaire actuelle pour que nous leur présentions en plus les règles désuètes du français. Ce serait toutefois là manquer une belle occasion d’entamer une discussion de fond sur le « genre », mais aussi d’illustrer les tensions toujours existantes entre la diversité des usages d’une langue et l’établissement, historiquement contextualisé, d’une norme linguistique. Parions également que la présentation d’un florilège de citations « fautives » (du point de vue de la norme actuelle) pigées du côté des « classiques », aurait le potentiel de décomplexer le rapport de nos élèves aux règles alambiquées du français.

  • Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense.
    (Corneille, Polyeucte, acte III, scène 2)
  • Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête.
    (Racine, Iphigénie, acte III, scène 5)
  • Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières,
    Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières.
    (Racine, Athalie, acte I, scène 2)
  • Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle.
    (Racine, Athalie, acte IV, scène 2)

Parmi les autres règles d’accord « mises à l’index », Éliane Viennot mentionne notamment celle de l’accord des participes présents, lesquels se déclinaient jadis « comme les participes passés, lorsqu’ils étaient employés en tant qu’adjectifs, y compris lorsqu’ils entrainaient des compléments » (Viennot, 2014, p. 71-72). C’est ainsi qu’on pouvait lire, dans le testament d’une femme du 18e siècle de la seigneurie de Vignely, qu’elle « y [est] demeurante et étante en bonne santé » (p. 73). La littérature du même siècle nous présente également l’accord inusité du pronom attribut : « J’étais née, moi encore, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. » (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte III, scène 16).

Une fois de plus, rappelons qu’il ne s’agit pas ici de prendre parti pour le rétablissement de règles grammaticales aujourd’hui sorties de l’usage, mais plutôt d’illustrer la façon dont un genre ou l’autre (surtout « l’autre ») s’est tantôt affirmé, tantôt effacé dans la langue française, au gré des caprices… de son usage, justement. Dès lors, en prenant acte des formes anciennes qu’ont pu revêtir, par exemple, les pronoms – rappelons qu’avant celui-ci et celle-ci, il y eut des cettui-ci, des cette-ci, des icelui et des icelle –, les néologismes proposés pour affirmer un genre neutre en français apparaissent soudainement moins comme des hérésies. Si, en 2014, l’Académie suédoise a officiellement introduit un nouveau pronom personnel pour désigner le genre neutre en suédois (le pronom hen), ce n’est pas demain la veille, on le devine bien, que l’Académie française arrivera au 21e siècle. En attendant, il ne serait pas mauvais de rappeler aux « Immortels » que le français a déjà eu le « genre » plus ambivalent…

L’équivoque du genre

Une délicieuse ironie de la langue française veut que le genre du mot équivoque en ait justement été l’objet d’une (d’un?)… En effet, avant de se fixer définitivement au féminin, ce mot a longtemps fluctué dans son usage, alimentant ainsi la poésie satirique d’un Nicolas Boileau :

Du langage français, bizarre hermaphrodite
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit? car sans peine aux rimeurs hasardeux
L’usage encore, je crois, laisse le choix des deux.

(Boileau, Satires, XII)

Aujourd’hui, on se souvient encore, comme une vieille comptine de notre enfance, de la triade de mots amour, délice et orgue, lesquels sont traditionnellement masculins au singulier et féminins au pluriel (même si l’emploi du genre masculin se généralise de plus en plus au pluriel). En revanche, peu de gens savent que le mot aigle (du latin aquila) était féminin avant le Premier Empire. Dans la fable « L’Aigle et la Pie », de La Fontaine, on peut ainsi lire : « L’Aigle, Reine des airs, avec Margot la Pie / Différentes d’humeur, de langage et d’esprit. » Il est probable que cet animal, choisi pour décorer les armoiries impériales, a soudainement été perçu, sous le règne de Napoléon, « comme symbolisant des vertus mâles plutôt que féminines; cela a suffi à inverser son genre malgré la présence du –e muet » (Yaguello, 2014, p. 28). Toutes ces anecdotes d’oiseaux rares au genre « volatil » sont issues de l’ouvrage Les mots ont un sexe (2014) de Marina Yaguello. Construit sous forme de lexique, ce petit livre a la grande qualité de mettre en lumière les curiosités et contradictions du genre, cette caractéristique intrinsèque des noms qu’on se borne trop souvent à considérer comme statique et détachée de toute considération idéologique.

En plus de lier concrètement au contexte social ce que d’aucuns pourraient considérer comme la froide mécanique grammaticale, une exploration oblique (et approfondie) du genre, en classe, favoriserait par ailleurs l’apprentissage d’autres notions grammaticales.

Pour une exploitation didactique de la rédaction épicène

Quiconque a le moindrement parcouru le guide de rédaction épicène de l’Office québécois de la langue française, Avoir bon genre à l’écrit (2006), s’est rendu compte que cet exercice ne se résumait pas à la simple féminisation syntaxique par le « doublet ». Toute une série de procédés de rédaction entre en ligne de compte pour préserver la lisibilité et assurer l’intelligibilité du texte, tout en veillant à une juste répartition des formes genrées. L’emploi de formulations neutres est la principale stratégie préconisée. Or, pour ce faire, il est parfois nécessaire de recourir aux noms collectifs (ex. : personnel au lieu d’employés et employées), aux noms de fonction ou d’unité administrative (ex. : direction au lieu de directeur ou directrice), aux noms et adjectifs épicènes (ex. : spécialiste au lieu d’expert ou experte), à la pluralisation (ex. : les notaires au lieu de la notaire et le notaire), aux pronoms indéfinis (ex. : quiconque au lieu de celui ou celle qui), à la voix active plutôt que passive (ex. : On a invité les membres au lieu de Tous les membres ont été invités), aux formes nominales non marquées plutôt qu’aux formes marquées (ex. : Êtes-vous de citoyenneté canadienne? plutôt que Êtes-vous citoyenne canadienne ou citoyen canadien?), etc.

Ces nombreux procédés à maîtriser ont peut-être contribué à donner l’impression que la rédaction épicène était, plus qu’autre chose, une épine dans le pied. Envisagée sous l’angle ludique de l’écriture à contraintes, cette pratique de rédaction offre pourtant l’occasion d’observer la variété des interactions entre les différentes classes de mots et l’éventail des solutions créatives rendues possibles par la substitution de termes ou de formulations. Dans un cours de Renforcement en français, inviter ses étudiants et étudiantes à maximiser l’usage de ces procédés pour « rendre épicène » un texte qui ne comporte que des appellations de personne au masculin constituerait ainsi un excellent exercice de révision sur un ensemble de notions grammaticales.

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Le roman La disparition (1969) de Georges Perec est souvent cité pour illustrer l’aboutissement suprême de la littérature à contraintes. Cette œuvre oulipienne qui ne comporte pas une seule fois la lettre « e » (la plus usitée dans la langue française) n’est toutefois pas qu’un exercice de haute voltige littéraire. Certains exégètes de l’œuvre de Perec accordent une signification particulière à la contrainte choisie par cet auteur dont les parents, d’origine juive, ont péri dans les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, avec un peu de sensibilité et d’imagination, un roman sans « e » peut-il également se lire comme un roman du deuil, un roman sans « eux ». En choisissant la contrainte significative de la représentativité du genre, la rédaction épicène est loin d’être un exercice futile et artificiel. Trop longtemps, on dirait bien, n’avons-nous su écrire que des textes sans « elles ».

Correspondance et le genre grammatical…

Voici quelques articles du bulletin qui ont abordé, de près ou de loin, la question du genre grammatical au fil des années.

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Références 

DESFORGES, L. (2008). « Et si le premier homme était une femme… ou le discours épicène », Correspondance, vol. 13, no 4.

LIBERSAN, L. (2008). « Quelques points de vue sur la rédaction épicène », Correspondance, vol. 14, no 1.

NICHOLS, J. (1992). Linguistic Diversity in Space and Time, Chicago, University of Chicago Press.

PROULX, G. (2015). « Un français plus neutre : utopie? », Société Radio-Canada, [En ligne], [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/752820/identites-sexuelles-trans-genres-francais-difficultes]. (Consulté le 3 septembre 2017).

RADIO-CANADA (2015). Petit lexique de l’identité sexuelle, [En ligne], [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/752595/lexique-genres-identite-sexuelle]. (Consulté le 3 septembre 2017).

RAIMBAULT, J.-C. (2009). On se fait la belle? : machisme et misogynie dans nos dictionnaires, Pornic, Éditions du Temps.

VACHON-L’HEUREUX, P. (2006). Avoir bon genre à l’écrit : guide de rédaction épicène, Québec, Publications du Québec.

VIENNOT, É. (2014). Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! : petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe.

YAGUELLO, M. (2014). Les mots ont un sexe : pourquoi marmotte n’est pas le féminin de marmot, et autres curiosités de genre, Paris, Points.

  1. Dans l’article de Lucie Libersan cité plus haut, on rapportait les propos d’un lecteur du bulletin (et détracteur de la rédaction épicène), lequel s’interrogeait sur la pertinence pédagogique de la mise en pratique de ce qu’il appelait, ironiquement bien sûr, « l’épicénation ». [Retour]
  2. « Personne dont l’identité sexuelle ne correspond pas au sexe féminin ou masculin, qui se définit en dehors de la dualité homme-femme ». La définition est issue du Petit lexique de l’identité sexuelle, présenté sur le site de Radio-Canada. [Retour]
  3. « Utiliser le mauvais pronom ou les mauvais accords en parlant d’une personne trans », toujours selon le Petit lexique de l’identité sexuelle. [Retour]

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