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La lecture littéraire au collégial

La lecture littéraire au collégial

Réflexion

Lise Maisonneuve poursuit des études doctorales en éducation. Ses recherches portent sur la lecture littéraire au collégial. Elle enseigne le français, langue et littérature, au collège Édouard-Montpetit depuis près de dix ans.Dans son article, elle nous invite à réfléchir sur les composantes d’une « lecture réussie » d’un texte littéraire.

« La culture n’est pas un savoir, ni une sorte ou une somme de savoirs, elle est un certain rapport du sujet avec ce qu’il sait. La culture, c’est l’assimilation du savoir, l’aptitude à en faire son savoir, dans ses mots, dans ses images à soi (…) ». Olivier Reboul

Poser la question de la lecture littéraire au collégial suscite, sans contredit, une réflexion qui porte autant sur les démarches intellectuelles qu’exige la lecture que sur la littérature elle-même. Si la lecture est une création stimulée par l’engagement, l’identification et l’imagination du lecteur construisant sa culture, nous sommes en droit de nous demander ce que représente la lecture littéraire pour l’élève au collégial. Car la lecture scolaire a comme particularité d’être contrainte, codée, socialisée, inscrite dans un temps prescrit par l’enseignant et dirigée vers le commentaire composé, la dissertation ; les droits du lecteur, dont Daniel Pennac s’est fait l’ardent et populaire défenseur, sont en partie suspendus. Et pourtant, tout professeur de littérature espère, par son enseignement, susciter le goût, le plaisir de lire… Nous devons agir aux limites du paradoxe en nous disant : « Il en restera toujours quelque chose. » Oui, bien sûr, si la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. La rencontre entre l’élève et l’oeuvre dépasse-t-elle la seule lecture scolaire ? D’aucuns diront : la lecture littéraire est lecture scolaire, paraphrasant ainsi Roland Barthes qui lançait dans une boutade : « Est littéraire ce qui s’enseigne. » Oui. Nous sélectionnons de grandes oeuvres, des incontournables, des textes qui ont « quelque chose à dire aux jeunes lecteurs », pensons-nous, mais ces textes prennent-ils une signification dans l’esprit de l’élève, lui permettant ainsi de faire du savoir scolaire son savoir, celui qu’il construit en établissant des relations entre ce que l’école lui lègue et ce qu’il est ? Qu’est-ce que lire ? Qu’est-ce que comprendre ? Qu’est-ce que le savoir en littérature ?

Théories de la lecture

Lorsque nous tentons de définir la lecture littéraire, nous nous retrouvons face à une tâche immense, car du seul point de vue épistémologique sur la lecture, il existe un riche foisonnement de théories et de concepts. De nombreux travaux ont déjà abordé la question de la lecture selon principalement trois perspectives : celle des littéraires, marquée par les théories de la réception et la sémiotique ; celle des sociologues, consacrée surtout aux enquêtes sur les pratiques culturelles ; et l’approche cognitiviste, où l’on porte son attention sur les compétences et les habiletés de lecture. Ces diverses perspectives se fondent cependant sur le principe de l’interaction lecteur-texte, ce qui implique qu’elles admettent une variété de lectures et d’interprétations.

Dès les premiers travaux de Jauss (1978) consacrés à l’esthétique de la réception, on postule que l’oeuvre littéraire n’existe qu’avec la complicité active de ses lecteurs. Et la réception de l’oeuvre (l’oeuvre littéraire, de même que l’oeuvre d’art en général) constitue une expérience esthétique au même titre que sa production. Le lecteur, lorsqu’il entre en contact avec le monde du texte, est en quête de sens. Ce processus d’interactions entre le texte et le lecteur, c’est ce que Louise Rosenblatt (1994) nomme la « transaction ». Rosenblatt distingue deux types de lecture : la lecture « efférente » (dite informative) et la lecture esthétique (l’émotion esthétique en tant qu’expérience personnelle). Rosenblatt affirme que sans lecture esthétique, il n’y a pas d’expérience littéraire. « Que nous décrit le lecteur lorsqu’il nous parle d’une oeuvre littéraire ? N’est-il pas allé puiser dans ses ressources intérieures pour créer cette expérience que nous nommons poème, roman ou pièce de théâtre ? »

Les types de transactions possibles (que nous pouvons aussi nommer modèles de réception) dépendent donc autant du lecteur (sexe, milieu socioculturel, attitudes[1]…), du texte (thème, style, structure narrative…) que du contexte dans lequel se déroule la lecture (contexte scolaire, lecture suggérée par un ami…). Le lecteur reconstruit le sens par des « transactions » avec le texte, et ce, à partir de ses sentiments, de son expérience personnelle, de ses lectures antérieures et cette recréation du monde du texte constitue l’expérience littéraire. La lecture esthétique, qui relève de l’affect, est une des composantes de ce qu’on considère généralement une lecture « signifiante », une lecture « réussie ».

La lecture n’est jamais une « copie fidèle » de l’oeuvre, elle dépend de son lecteur. La lecture devient ainsi une re-construction. Il n’y a pas deux lectures identiques ; et dès qu’il y a un lecteur, la lecture n’est plus immanente. Le travail de lecture n’est pas subordonné à la reproduction d’une interprétation unique : il peut mener à de multiples interprétations, à cause du caractère d’indétermination du texte, ainsi que le suggère Iser (1985), ou encore, à cause du caractère variable de l’horizon d’attente du lecteur-récepteur, comme le propose Jauss[2].

Les nombreux travaux en sociologie de la lecture ont d’ailleurs largement démontré que les mêmes romans sont lus de « plusieurs manières différentes ». « Cela atteste donc que les lecteurs eux-mêmes, d’une certaine manière, « écrivent » ou « ré-écrivent » à leur propre usage le « roman lu » de telle sorte que ce qu’ils tirent du roman, ce qu’ils en font ne dépend pas tant du texte que de leurs propres structures psychiques et idéologiques. » (Leenhardt et Jocza, 1984, p.35).

En quoi ces théories de la lecture éclairent-elles notre travail d’enseignant, de formateur ? Est-il possible de faire place aux points de vue particuliers des élèves dans nos classes de français ? Dans un système scolaire où la « lecture » est matière à évaluation, quelle place accorderions-nous, par exemple, aux notions d’erreur[3] et de prise de risque ? Comment concilier lecture méthodique et réception des textes… les deux approches ne paraissent-elles pas contradictoires ? D’un côté, une description la plus rigoureuse possible d’un aspect d’un texte suivant des codes établis et de l’autre, une description non normative, la plus fine possible (sociologique mais aussi psychocognitive, universelle et particulière) d’un effet de texte sur un sujet particulier. Notre enseignement de la lecture littéraire ne pourrait plus être tout à fait le même.

Lecture littéraire et enseignement

Plusieurs professeurs, dans la lignée de la réforme, s’inspirent, comme approche du texte, de la lecture méthodique, laquelle se définit comme une « explication de texte consciente de ses démarches et de ses choix ». En France, les effets escomptés, qui étaient de rendre la lecture méthodique « productrice de sens et de plaisir » pour les élèves, ne semblent pas avoir été atteints. D’après Michel Mougenot (1990), l’expérience prouve que lorsque l’élève travaille un texte à partir de l’approche méthodique — méthode qui devrait pourtant permettre à l’élève de faire une lecture de l’oeuvre à la fois personnelle et rigoureuse — ce dernier revient « à l’explication traditionnelle sur le corps mort du texte ». Que s’est-il passé ? Pourquoi l’élève ne semble-t-il pas s’investir dans son travail de lecture ? Faut-il rénover nos méthodes ? Devons-nous en rendre responsable la particularité même de la lecture au collégial, conclure que les contraintes ne permettent pas aux élèves de prendre part à « l’aventure de la construction de sens », ou encore, jeter le blâme sur les élèves (ils ne lisent plus), l’école secondaire (elle les prépare si mal au cégep) ? Lorsque nous abordons le problème de la lecture, nous devons toujours être conscients de notre posture de lecteur lettré. Pour nous, être du côté de la lecture, c’est, assurément, être du côté du bien.

Le problème de la lecture littéraire au collégial est fort complexe. Nous devons nous interroger sur le pourquoi et le comment de notre enseignement. Notre travail porte des fruits, mais nous devons chercher aussi à le rendre plus « signifiant ». Une enquête[4] réalisée auprès d’élèves du collège Édouard-Montpetit inscrits à leur dernier cours de français (601-104) révèle que les élèves reconnaissent que leur « manière de lire » a changé, évolué depuis leur arrivée au cégep et ce, disent-ils, grâce à leurs cours de français. Ils sont plus sensibles à la langue, au style de l’auteur ; ils ont l’impression de lire « plus en profondeur ». Cependant, paradoxalement, l’enseignement reçu n’a changé en rien leurs habitudes de lecture. La lecture scolaire n’a que peu ou n’a pas du tout d’incidences sur leurs choix de lecture. La littérature enseignée, diffusée dans nos cours ne les intéresse pas, disent certains. Ce qui rejoint les conclusions de chercheurs tels que Schmitt (cité dans Viala 1994) : « Le texte littéraire, c’est un texte « de classe ». » Ne faudrait-il pas, avec eux, interroger nos conceptions de la littérature ?

Conclusion

Nous croyons que l’enseignement de la littérature doit se préoccuper de la question du lecteur et de la façon dont ce lecteur reçoit les textes : il doit concilier rigueur de la lecture méthodique et point de vue particulier du lecteur. Faire lire des oeuvres où l’écart n’est pas estompé par une approche des textes qui tienne compte de l’horizon de l’élève et de ce qu’il est, risque de se révéler une entreprise stérile. Il faut faire en sorte que s’ouvre le dialogue entre l’oeuvre et l’élève et qu’on tente d’assurer dans l’acte de lire une situation de lecture authentique qui ne soit pas nécessairement celle du professeur. Il n’y a de lecture authentique que dans un projet dans lequel on s’investit. L’enseignement de la littérature doit passer par la création d’un enseignement de la lecture au sens le plus large du terme.

Si « [la] lecture littéraire n’est pas affaire d’homogénéité culturelle, d’un savoir qu’on voudrait partager et qu’elle aurait pour but de promouvoir, mais, sur fond d’une hétérogénéité culturelle qu’il ne sert à rien de fuir, elle est acquisition d’un savoir, inscription d’une démarche personnelle » (Gervais,1996, p. 24), ne faut-il pas revoir ou du moins interroger notre enseignement de la littérature ?

* * *

  1. « Ainsi, avant même d’aborder un texte, tout lecteur met en oeuvre une attitude qui plonge ses racines dans l’histoire du livre, dans sa culture, laquelle a pris des formes différenciées suivant les groupes sociaux, religieux, scolaires par lesquels ce rapport global a été médiatisé. » (Leenhardt, 1988, p. 62). Retour
  2. L’horizon d’attente est conçu comme un système de références transindividuel. L’horizon d’attente préexistant à l’acte de la lecture oriente la compréhension du lecteur et lui permet une réception appréciative. Ce concept ne doit pas être perçu comme une forme de déterminisme figé. L’esthétique de la réception de Jauss le conçoit comme un code esthétique des lecteurs (connaissances du genre, familiarité avec la forme et le thème, contraste entre langue littéraire et langue pratique). Mais Jauss, en renvoyant aussi aux « expériences de vie » dans la définition du concept d’horizon d’attente, permet d’ouvrir une porte et de dépasser le seul code esthétique. L’horizon d’attente peut donc bouger, être transformé par les connaissances acquises, les lectures effectuées, etc. C’est ce que Jauss suggère lorsqu’il précise que la réception d’une oeuvre peut entraîner un changement d’horizon chez le lecteur. Retour
  3. Annie Rouxel propose une réflexion intéressante sur le statut problématique de l’erreur en lecture, dans Enseigner la lecture littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Retour
  4. Enquête menée à l’automne 1996 dans le cadre de mes études doctorales sur la lecture littéraire au collégial. Retour

RéférencesGERVAIS, B. « Contextes et pratiques actuels de la lecture littéraire », Pour une lecture littéraire, Bilan et confrontations. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve (3-5 mai 1995). Sous la direction de J.L. Dufays, L.Gemenne et D. Ledur, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1996, p. 23-32.

ISER, W. L’acte de lecture, Bruxelles, Mardaga, 1985.

JAUSS, H.R. Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

LEENHARDT, J. et P. JOZSA Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture, Paris, Le Sycomore, 1982.

LEENHARDT, J. « Le « Savoir-lire », ou des modalités sociohistoriques de la lecture », Littératures, 1988, n° 70, p. 72-81.

MOUGENOT, M. « Un outil pour la lecture méthodique », Le français aujourd’hui, 1988, n° 90, p. 15-21.

REBOUL, O. Les valeurs de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier cycle », 1992.

ROSENBLATT, L. The reader, the text, the poem. The transactionnal theory of the literary work, Carbonale, Southern Illinois University Press, 1994.

ROUXEL, A. Enseigner la lecture littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996.

VERRIER, J. « L’oeuvre intégrale. Entre lecture méthodique et réception », Le français aujourd’hui, 1990, n° 90, p. 23-29.

VIALA, A. « Rhétorique du lecteur et scholitudes », « L’acte de lecture », Nuit blanche, 1994, p. 291-304.

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