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Vers un français acadien normalisé (2e partie): un Office acadien de la langue française

Vers un français acadien normalisé (2e partie): un Office acadien de la langue française

Yves Cormier est originaire de Moncton. Spécialiste de l’Acadie, il a publié notamment le Dictionnaire du français acadien. Le présent article défend la nécessité pour la communauté acadienne de normaliser sa langue et de se doter d’un organisme tel l’Office québécois de la langue française (OQLF). La première partie, publiée dans le numéro de janvier, posait la problématique et les bases théoriques permettant de mettre en perspective la situation de la langue acadienne ; la seconde décrit les tracés de la recherche acadienne en se référant au cas québécois et à l’expertise développée par l’OQLF.


Les communautés francophones du monde entier, à l’exception peut-être des gens de la région parisienne, ressentent le besoin de rapprocher leur parler du français standard. Dans la première partie de notre article, nous avons discuté de ce désir de conformité en regard de la dynamique naturelle des langues et des notions de norme, de standardisation et de régionalisation du français. En outre, nous avons fait un survol de l’histoire du français afin de situer le désir actuel des communautés francophones du Canada d’accéder à une autonomie linguistique. Dans le présent article, nous examinerons le défi important auquel fait face aujourd’hui la communauté acadienne : arriver à se rallier aux traits langagiers communs des communautés francophones, tout en respectant ses particularités linguistiques. À défaut de travaux sur la normalisation du français acadien, nous étudierons cette question en nous reportant à des études sur la langue française au Québec et en extrapolant leurs données au cas acadien.

Le Québec, chef de file en matière de normalisation

Le Québec a beaucoup réfléchi sur l’élaboration d’une norme linguistique[1]. Ses travaux, qui portent essentiellement sur le parler québécois, peuvent certainement éclairer les procédures à suivre quant au choix de particularismes linguistiques du parler acadien. D’une part, le Québec présente, comme en Acadie, une variété linguistique régionale qui tire ses origines de la France. Également coupé de la mère patrie, le Québec a façonné une variété de langue qui diffère de la langue française normalisée. D’autre part, cette province baigne dans la même culture nord-américaine anglophone, ce qui peut permettre d’effectuer certains rapprochements en ce qui concerne les emprunts et leur politique d’intégration. Comme le souligne le linguiste Claude Poirier, « en dépit du fait que l’usage de ces francophones [des francophones nord-américains autres que québécois] – surtout celui des Acadiens – diffère sur divers points de l’usage québécois et qu’ils peuvent à l’occasion réagir contre ce qui leur paraît être une forme d’impérialisme culturel de la part des Québécois, leur pratique normative quotidienne continuera sans doute d’être influencée davantage par le modèle qui est en voie d’émerger au Québec que par celui du français de référence ».

L’Office québécois de la langue française (OQLF), formé par le gouvernement provincial, a eu pour mandat principal de développer et de préciser la langue française comme langue de travail. Ses objectifs rejoignent nécessairement les paramètres d’une langue normative, puisqu’il doit voir à saisir les particularités linguistiques du Québec pour les insérer ensuite dans une politique langagière. Selon le Conseil supérieur de la langue française du Québec (CSLF), autre agence gouvernementale qui a pour mission de conseiller le ou la ministre responsable de l’application de la Charte de la langue française, « il existe une norme québécoise implicite concernant tous les usages linguistiques caractéristiques des Québécois[3] ».

Le CSLF admet également qu’une norme québécoise ne doit pas être « jugée à partir d’une norme venue de l’extérieur, car un tel comportement ne fait qu’entretenir un sentiment d’infériorité[4] ». Il faut d’abord se concentrer sur une description systématique de la langue québécoise avant d’y voir des comparaisons avec la langue standard : l’objectif doit être de décrire le français au Québec exactement comme s’il s’agissait de la seule communauté linguistique de langue française ; la comparaison avec les autres communautés françaises ne peut venir « qu’après cet effort de description de notre propre usage[5] ». Le linguiste Pierre Martel affirme par ailleurs que le français du Québec ne doit pas constituer une sorte de « marginalité linguistique de la France[6] ».

L’OQLF a produit un document définissant les critères par lesquels des québécismes techniques et scientifiques peuvent recevoir une reconnaissance officielle. Ce document, intitulé Énoncé d’une politique linguistique relative aux québécismes, agit comme « cadre de référence visant à proposer une norme de la langue française au Québec[7] ».

Des critères de reconnaissance officielle de termes québécois et acadiens

Nous reportons dans la figure 1 les critères généraux du document. Il est intéressant de noter que l’énoncé comprend des critères relevant autant d’une approche diachronique que synchronique. Rappelons que l’approche diachronique s’intéresse à l’évolution de la langue dans le temps et englobe les termes plus anciens, alors que l’approche synchronique, qui aborde la langue à un moment précis de son histoire, mettra l’accent sur des mots récents ou d’usage actuel[8].

Critères relevant d’une approche diachroniqueCritères relevant d’une approche synchronique
1. Ancienneté des mots
2. Mots dérivés de mots français
3. Mots ayant un sens différent du sens français
4. Répartition des mots
5. Fréquence d’usage des mots
6. Mots sans équivalence française
7. Mots communs avec d’autres communautés francophones
Figure 1
Critères de l’OQLF

Nous avons appliqué les critères de l’OQLF, résumés ci-après, aux mots acadiens et avons à notre tour dressé une liste de termes pouvant éventuellement intégrer une norme linguistique acadienne.

1. Ancienneté des mots : sont acceptés les québécismes anciens qui font déjà partie du patrimoine linguistique des Québécois, soit les emprunts anciens à l’anglais[9] et aux langues amérindiennes ainsi qu’à leurs dérivés, composés ou syntagmes (drave, draver, draveur ; boycott, boycottage, boycotter ; canot, canotage, canoter). La période de la Révolution tranquille (vers 1960), qui marque un tournant dans l’histoire politique, sociale et culturelle du Québec, a été retenue comme coupure temporelle entre les québécismes titrés anciens ou récents.

En Acadie, les mots anciens sont issus de cinq sources. Nous parlons évidemment toujours de termes non consignés dans les dictionnaires français. D’abord, nous avons les mots issus des parlers régionaux de France. Ils représentent environ 55 % des termes hérités de ce pays. L’autre 45 % des mots est tiré du français d’époque, c’est-à-dire celui du XVIIe siècle[10]. Ces « archaïsmes » sont depuis sortis de l’usage en France, mais sont toujours employés en Acadie. Quelques douzaines de termes amérindiens s’ajoutent au vocabulaire acadien. La plupart des emprunts aux langues indigènes ont subi des transformations phonétiques et décrivent la faune et la flore nord-américaines. Les emprunts à l’anglais présentent un rapprochement avec l’anglais américain et non l’anglais britannique : la période d’intégration du vocabulaire anglais débute bien après l’établissement de la communauté acadienne dans le Nouveau Monde. Enfin, la seconde partie du XXe siècle a vu au Québec la création de termes français pour remplacer des anglicismes acceptés en France. Ces termes sont issus de l’OQLF et sont couramment employés en Acadie.

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • Coquemar au sens de « bouilloire »
  • Gaspareau au sens de « sorte de hareng »
  • Portage au sens de « sentier utilisé pour le transport des embarcations entre deux voies d’eau »
  • Poulamon au sens de « poulamon atlantique »
  • Pourriel au sens de « spam »
  • Zire au sens de « dégoûtant »

2. Mots dérivés de mots français : sont acceptés les québécismes qui complètent facilement certaines familles lexicales françaises (érablière, de érable) et ceux répondant à des besoins terminologiques tout en constituant des néologismes qui obéissent aux modes de formation des mots en français (motoneigiste, de motoneige) ; sont rejetés les québécismes qui ne respectent pas les règles de la formation lexicale en français (dropout, focusser).

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • Boucanerie, boucanière (de boucaner)
  • Poudrerie, poudrailler (de poudre)
  • Crémis (de crème)
  • Gelauder (de gel)
  • Neigeailler (de neige)
  • Épluchette (de éplucher)
  • Bousculis (de bousculer)
  • Aboiteau (de abat, un vieux mot français)
  • Savonnure (de savon)
  • Adonnance (de adon)
  • Cachette-à-bouchette (de cacher, boucher)
  • Esherbage (de herbe)
  • Verdasse (de vert)

3. Mots ayant un sens différent du sens français : sont acceptés les québécismes de sens (terminologie pour « étude systématique des termes »).

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • Rouge-gorge au sens de « merle d’Amérique »
  • Fricot au sens de « ragoût »
  • Larguer au sens général de « lâcher prise »
  • Pilot au sens de « pile »
  • Cèdre au sens de « thuya »
  • Baille au sens de « ancienne machine à laver »
  • Élan au sens de « moment »

4. Répartition des mots : sont acceptés les québécismes répandus ou connus de la plupart des Québécois ; sont rejetés ceux qui ne touchent qu’une région particulière (appelés endorégionalismes). Les unités lexicales peuvent revêtir la forme d’unités simples, d’unités syntagmatiques (gare de transport intermodale) ou de locutions (à frais virés).

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • bleuet, tanner, grafigner

Seraient rejetés, entre autres :

  • Rempart au sens de « galerie externe », trouvé uniquement à l’Île-du-Prince-Édouard
  • Keisse au sens de « salutation », trouvé uniquement dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse

5. Fréquence d’usage des mots : sont acceptés les québécismes dont la fréquence d’usage est plus élevée que celle de leurs synonymes français (fin de semaine, week-end ; tuque, bonnet) ; les québécismes néologiques qui se sont rapidement répandus dans l’usage francophone (nordicité, ciné-parc) ; les mots qui représentent de fait des réalités étrangères à la culture des usagers de la langue emprunteuse ; les amérindianismes ; les emprunts intégrés au français général, notamment ceux qui sont attestés dans les principaux dictionnaires publiés avant la Seconde Guerre mondiale.

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • brunante, banc (de neige), bordée, hêtrière, chat- cervier, cèdre, gatte, passe-pierre, tétine-de-souris

6. Mots sans équivalence française : sont acceptés les québécismes qui servent à remplacer un emprunt pour lequel il n’existe pas d’équivalent français (magasinage pour shopping ; traversier pour ferry-boat) ; les québécismes qui désignent des particularités québécoises ou nord-américaines, le plus souvent liées à la faune, à la flore, à la géographie, à l’alimentation, aux structures administratives et politiques, etc. (polyvalente pour « école servant à la communauté pour des usages extrascolaires ») ; sont rejetés les emprunts québécois à d’autres langues et dont il existe des équivalents français ou québécois.

Seraient donc acceptés en Acadie, entre autres :

  • camping, jogging, chalin, été des Indiens, suète, suroît, débarrer, tuque, aboiteau

Seraient rejetés :

  • Gradué (de l’anglais graduate), qui serait remplacé par diplômé
  • Gasoline (de l’anglais gasoline), qui serait remplacé par essence

7. Mots communs avec d’autres communautés francophones : sont acceptés les unités qui, tout en ayant le même sens, appartiennent en même temps à deux ou à plusieurs collectivités francophones, ce qui inclut des variantes morphologiques ou orthographiques. Certaines de ces affinités lexicales sont maintenant incluses dans les dictionnaires français pour mettre en relief les particularités communes aux communautés francophones.

Serait donc accepté en Acadie, entre autres :

  • souper au sens de « repas du soir »

Jetons maintenant un coup d’œil à la liste de mots présentés dans la première partie de notre article, reproduite ici (figure 2).

  • acadianisme
  • amphithéâtre
  • astheure
  • banc de neige
  • bleuet
  • courriel
  • dépanneur
  • hamburger
  • magasiner
  • micmac, micmaque
  • mitaine
  • piastre
  • poulamon
  • sloche ou slush
  • souper
  • steak
  • sucrerie
  • transcanadienne
  • traversier
  • tuque
Figure 2
Mots en usage en Acadie

À la lumière des critères présentés précédemment, nous constatons que chaque mot de cette liste rentre dans l’une ou l’autre des catégories. On remarquera même que certains mots peuvent être classés sous plus d’un critère. C’est dire que tous ces mots pourraient intégrer un français acadien normalisé.

Une Académie française en Acadie : un rêve ?

Nous avons vu que le français acadien est une variété de français qui se distingue sur plusieurs points de la variété normalisée de France. Nous savons par ailleurs que la situation linguistique du Québec rejoint, de par son histoire et sa présence en terre d’Amérique, plusieurs défis communs à la communauté acadienne. Celle-ci peut certainement prendre exemple sur le Québec pour élaborer une éventuelle norme linguistique.

En définitive, une norme doit prendre en considération trois facteurs importants : elle doit d’abord se conformer le plus possible à la norme de la langue standard ; elle doit ensuite être une norme fonctionnelle, c’est-à-dire qu’elle doit rejoindre les différents usages de sa communauté ; enfin, elle doit assurer un certain systématisme dans son organisation, c’est-à-dire qu’elle doit être régie par des règles spécifiques et uniformes. Cette hiérarchie encouragera une conformité à la langue standard pour ensuite se terminer avec les particularités régionales soigneusement identifiées. Plusieurs auteurs insistent sur ce choix de facteurs, en indiquant qu’à l’ère des communications mondiales, les choix linguistiques « doivent refléter une meilleure communication à l’échelle du globe et non plus s’arrêter sur les différences langagières qui nous séparent[11] ».

Malgré la volonté de respecter ces paramètres dans un éventuel exercice de normalisation, le nombre restreint d’études effectuées sur le plan de la recherche descriptive et celui de l’élaboration de la situation linguistique sur le territoire acadien, ne permet pas d’avancer dans le processus. En pratique, ce sont les gouvernements qui devraient voir à la création des organismes nécessaires à la mise en œuvre d’une politique linguistique adéquate. Ces organismes seraient appelés à jouer un double rôle : se préoccuper, d’une part, de l’aménagement du statut, et d’autre part, de l’aménagement du code. La communauté acadienne ne détient cependant pas suffisamment de pouvoir législatif pour voir à l’instauration de telles agences. Il n’en reste pas moins qu’elle devra un jour, à l’instar du Québec, se doter d’un organisme tel l’OQLF pour voir à « instrumentaliser l’usage de la langue acadienne, c’est-à-dire créer et publier les instruments de référence dont les locuteurs ont besoin pour régler, au jour le jour, leurs problèmes de langue et, surtout, de vocabulaire[12] ».

À l’exemple du Québec, la communauté acadienne devra « définir la relation de la variété acadienne avec les autres variétés de français, notamment avec le français québécois et avec le français français[13] ». Pour ce faire, une norme linguistique acadienne devra respecter à la fois les particularités langagières acadiennes et les éléments du français standard, en établissant une juste part entre les deux. Elle inclura, dans la mesure du possible, autant les éléments qui la rapprochent de la francophonie mondiale que les particularités langagières qui l’identifient comme français acadien.

  1. La notion d’un français québécois standard s’est précisée à partir du moment où le Québec a voulu légiférer sur le français en usage sur son territoire. Voir, entre autres, P. MARTEL (1994), « Quelles sont les suites à l’avis du Conseil de la langue française sur l’aménagement de la langue ? », Actes du colloque sur la problématique de l’aménagement linguistique (enjeux théoriques et pratiques), Québec, Gouvernement du Québec (Office de la langue française), tome II, p. 405-428 ; P. MARTEL et H. CAJOLET-LAGANIÈRE (1995), « Oui au français québécois standard », revue Interface, septembre – octobre, p. 14-25. [Retour]
  2. C. POIRIER (2003), « Perception et maîtrise de la norme de référence dans le monde francophone : un essai d’explication des différences », dans A. BOUDREAU et collab. (dir.), Colloque international sur l’écologie des langues, Paris, L’Harmattan (collection sociolinguistique), p. 126 et 127. [Retour]
  3. CONSEIL DE LA LANGUE FRANÇAISE (1990), L’aménagement de la langue : pour une description du français québécois (Rapport et Avis du Conseil de la langue française au Ministre responsable de l’application de la Charte de la langue française), Québec, Gouvernement du Québec, p. 31. [Retour]
  4. CONSEIL DE LA LANGUE FRANÇAISE, op cit., p. 30. [Retour]
  5. J.-C. CORBEIL (1986), « Le régionalisme lexical ; un cas privilégié de variation linguistique », La lexicographie québécoise, bilan et perspectives, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 60. [Retour]
  6. P. MARTEL (1989), « Les préoccupations du Conseil de la langue française en matière de qualité et d’aménagement de la langue », Actes du colloque sur l’aménagement de la langue au Québec, p. 12. [Retour]
  7. OFFICE DE LA LANGUE FRANÇAISE (1985), Énoncé d’une politique linguistique relative aux québécismes, Québec, Office de la langue française, p. 10. [Retour]
  8. Les approches diachronique et synchronique sont explicitées dans la première partie de notre article (Correspondance, vol. 17, no 2). [Retour]
  9. L’OQLF a également élaboré la Politique de l’emprunt linguistique en 2007 pour notamment mieux encadrer les emprunts à l’anglais. [Retour]
  10. Ces pourcentages ont été calculés à partir de l’ensemble des entrées du Dictionnaire du français acadien, paru chez Fides en 1999 [réimpression 2009]. Ce dictionnaire différentiel comprend plus de 2000 entrées. [Retour]
  11. I. BELLEAU (1990), « L’enseignement du lexique au secondaire et les besoins lexicographiques actuels », dans CONSEIL DE LA LANGUE FRANÇAISE (éd.), Dix études portant sur l’aménagement de la langue au Québec, Québec, Gouvernement du Québec, p. 118. [Retour]
  12. J.-C. CORBEIL (1991), « L’aménagement linguistique en Acadie du Nouveau-Brunswick », sous la dir. de Catherine PHLIPPONNEAU, Vers un aménagement linguistique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, Moncton, Centre de recherche en linguistique appliquée (Université de Moncton), p. 28. [Retour]
  13. J.-C. CORBEIL (1991), op. cit., p. 27-28. [Retour]

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