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L’enseignement de la syntaxe: principes et outils

La grammaire « nouvelle » a officiellement fait son entrée dans l’école québécoise en 1995. Elle visait, entre autres, à donner une place accrue à la syntaxe, soit à la façon dont les unités de la langue (groupes syntaxiques et phrases) sont organisées à l’intérieur des énoncés. Dans la perspective de mieux faire saisir les régularités de la syntaxe afin que par sa compréhension élèves et étudiants en fassent un outil cognitif, il semble nécessaire de revenir sur ses principes et d’examiner la boite à outils au service de sa maitrise.

Trois principes à la base de la rénovation des contenus en syntaxe

Pour enseigner et faire comprendre la syntaxe, le mouvement contemporain de la rénovation de l’enseignement du français amorcé dans les années 1970 a posé un certain nombre de principes. Les voici.

La langue française est un système

Dans l’enseignement du français, il faut présenter aux apprenants la langue comme un système, c’est-à-dire un ensemble dont les éléments interdépendants sont organisés selon une structure hiérarchique, plutôt qu’un agrégat d’éléments disparates, souvent contradictoires ou aléatoires. Dire que le français constitue un système, c’est dire qu’il a les attributs suivants :

  • ses éléments (mots, groupes syntaxiques, phrases) sont interdépendants et entretiennent des relations déterminées (exprimées par la notion de fonction syntaxique) de divers types (dépendance, interdépendance, indépendance);
  • il présente une structure hiérarchisée;
  • il a une fonctionnalité : la communication verbale.

Ce système est constitué de sous-systèmes : le système syntaxique, le système de la ponctuation, le système de la morphologie verbale ainsi que, pour l’écrit, le système orthographique et le système des accords, et pour l’oral, le système phonologique.

Dans une phrase française, les unités syntaxiques sont les groupes et non les mots

Dans un énoncé, les mots entretiennent entre eux différents liens sémantiques, morphologiques et syntaxiques, formant ainsi des unités communicatives de niveau supérieur. C’est cette unité qu’on a appelée dans la grammaire rénovée groupe syntaxique, désignation qui, malheureusement, s’est transformée dans la pratique courante en groupe, ce qui a fait perdre la référence explicite à la syntaxe, à l’idée d’une « organisation hiérarchisée ». De plus, cette simplification revient à utiliser un terme du langage courant en lui donnant un sens différent (un groupe syntaxique peut être formé d’un seul élément…).

On peut définir un groupe syntaxique comme suit :

Un groupe [syntaxique] est une unité syntaxique non autonome organisée à partir d’un noyau qui en constitue la base, c’est-à-dire l’élément fondamental. Le noyau d’un groupe est le mot qui donne au groupe le nom de sa classe et qui commande, sur le plan syntaxique, les autres unités du groupe appelées expansion. Chartrand, Aubin, Blain et Simard, 2011, p. 78

Peu importe le nombre de mots que contient un groupe syntaxique, on peut montrer, grâce aux manipulations syntaxiques, qu’il constitue une unité syntaxique et en dégager le noyau (Chartrand, 2013a)[1]. De plus, dans une P[2], tout groupe syntaxique occupe une place relativement déterminée dans la structure par le rôle qu’il y remplit, c’est-à-dire par sa fonction syntaxique. C’est le groupe syntaxique qui remplit une fonction syntaxique dans une P et non un mot seul (hormis le pronom).

La langue est constituée de structures récursives

Une même unité, par exemple un groupe nominal (GN), peut se trouver à différents niveaux de la structure hiérarchique d’une P : elle peut être récurrente, c’est-à-dire qu’elle est susceptible de réapparaitre, de se répéter. Prenons la P qui suit :

chartrand-vol21no3-1

Dans cette P, le sujet (souligné), constituant de niveau supérieur, contient trois GN qui se suivent de façon linéaire, mais ils ne sont pas du même niveau de la structure hiérarchique de la P, comme l’illustre le schéma ci-dessous :

chartrand-vol21no3-2

On le voit, une même unité syntaxique, ici un GN, est susceptible de remplir différentes fonctions syntaxiques dans une P (sujet pour le GN du 1er niveau et complément de la préposition pour ceux des 3e et 7e niveaux).

La boite à outils nécessaire pour un travail d’analyse de la syntaxe

Afin de montrer le nombre limité de structures de P et le principe de la récursivité, la classe de français dispose de deux types d’outils : un modèle de référence et un ensemble de manipulations syntaxiques[3].

Le modèle d’analyse des P

La grammaire rénovée a proposé un modèle didactique de référence pour l’analyse des P. Au cours du temps, ce modèle a reçu de nombreuses désignations et descriptions : phrase de base ou phrase P ou modèle de base ou structure de la phrase P, etc. Or, elles sont toutes problématiques[4]. Aussi choisissons-nous maintenant de nommer ici modèle p cet outil didactique pour les raisons suivantes :

  • cette étiquette suggère quelque chose d’abstrait, qui n’est pas du ressort du langage, car c’est un outil technique, un analyseur, pas une phrase réalisée; les petites capitales ont pour effet de signaler ce caractère technique de l’outil;
  • le modèle p n’est pas une phrase réalisée, ce que des expressions contenant le mot phrase comme structure de phrase ou phrase de base suggèrent;
  • la suppression du groupe de base empêche d’associer P à une phrase minimale ou simple, ce qu’elle n’est pas; en effet, le modèle P peut aussi servir à analyser des P plus complexes avec des enchâssements – des P juxtaposées ou coordonnées, par exemple :

chartrand-vol21no3-03

Cet analyseur est très fécond didactiquement, car il rend compte de la grande majorité des phrases réalisées en français écrit normé[5] et sert de référence aux scripteurs, novices comme aguerris, pour vérifier et corriger leurs phrases, celles correctement construites ou non, ce dont ils ont grand besoin. Ce modèle peut être représenté comme suit : sujet + prédicat ([complément de P])[6].

Les manipulations syntaxiques

Les manipulations syntaxiques ont plusieurs utilités que nous avons décrites et illustrées avec de nombreux exemples dans un ouvrage qui leur est dédié (Chartrand, 2013a). Dans le présent article, nous tenons à préciser comment se servir des manipulations. Les études des pratiques des enseignants futurs ou confirmés montrent une certaine réticence à y recourir; aussi demeurent-elles peu utilisées ou, si elles le sont, c’est de façon problématique (Schneuwly et Dolz, 2009; Gauvin, 2012; Lord, 2012). Leur usage fait l’objet de critiques plus souvent négatives que positives. Nous considérons donc qu’il est urgent de proposer une nouvelle approche visant une utilisation raisonnée et formatrice des manipulations syntaxiques.

Avant d’engager les apprenants à avoir recours aux manipulations, l’enseignant (le moniteur ou tuteur) devrait procéder par modelage. Voici comment nous pouvons procéder pour l’identification du sujet dans une P (cas relativement simple, mais fort important sur les plans syntaxique et orthographique) :

  1. On insistera d’abord sur le fait qu’il faut considérer chaque phénomène syntaxique comme un problème à résoudre, à l’instar de ce qu’on fait en mathématique, par exemple.
  2. L’élève ou l’étudiant devra cerner le problème (trouver le sujet dans une P), puis poser une ou des hypothèses pour le résoudre. Par exemple, il pourra dire qu’il a posé l’hypothèse que telle unité est le sujet de la P parce que cela lui semble crédible sémantiquement (c’est ce dont on parle dans la P) et que cette unité occupe la première place dans la P, ce qui est la place normale du sujet dans une P déclarative, et, enfin, qu’elle est essentielle à une P bien construite.
  3. Ce n’est qu’une fois l’hypothèse verbalisée et justifiée[7] (la justification ne sera pas nécessairement valable au départ, le maitre devra la mettre en débat et la compléter, au besoin) qu’il peut solliciter les manipulations syntaxiques, qui sont des révélateurs des lois du système.
  4. Se pose alors le problème du choix de la ou des manipulations à convoquer. Ce choix ne peut être aléatoire; il doit confirmer ou non l’hypothèse formulée et être justifié par un raisonnement explicite. Si pour le problème à traiter, l’une d’elles est concluante, c’est celle-là et uniquement celle-là qui doit être utilisée. Sinon, chacune doit être justifiée par un raisonnement acceptable. Dans le cas du sujet, grâce à un enseignement systématique joint à l’observation de nombreux cas, l’élève ou l’étudiant sait qu’une seule manipulation répond à cette exigence : l’encadrement par c’est… qui, car cette extraction avec qui (pronom sujet et uniquement sujet – s’il n’est pas précédé d’une préposition) ne peut délimiter qu’une unité sujet dans une P.
  5. Il ne suffit pas de choisir la manipulation pertinente, il faut faire subir à toute la phrase la transformation nécessaire. Par exemple, dans le cas de l’utilisation de c’est… qui, il faut qu’une nouvelle phrase grammaticalement acceptable soit construite.
  6. Il faut ensuite poser un jugement de grammaticalité sur la nouvelle phrase et le justifier par l’analyse de cette nouvelle P afin de valider ou non l’hypothèse posée. Ce faisant, les notions de fonction syntaxique et de sujet cessent de n’être que des étiquettes vides de sens, mais prennent une épaisseur sémantique :  la notion de fonction exprime essentiellement une relation d’interdépendance avec une autre unité,  celle qui est prédicat; cette relation est marquée par une place dans la structure d’une P déclarative.

Chaque fonction syntaxique peut être identifiée grâce à une ou plusieurs manipulations, mais si on veut que les apprenants utilisent correctement ces dernières, de façon autonome, ils doivent être initiés à leur emploi, c’est-à-dire savoir pourquoi les utiliser (pour résoudre quel problème), comment (rôle essentiel de l’hypothèse à valider), laquelle ou lesquelles utiliser à partir de la connaissance du potentiel euristique de chacune, puis opérer les transformations nécessaires et juger de la nouvelle structure réalisée pour enfin valider l’hypothèse de départ. Faut-il rappeler que la phrase réalisée à la suite du recours à une manipulation doit conserver son sens initial. Dans le cas contraire, on doit pouvoir interpréter les changements qui s’ensuivent.

* * *

Ce travail systématique, gradué, lent et patient de dévoilement de règles de la syntaxe grâce aux manipulations est la condition d’une éventuelle capacité des élèves à résoudre les problèmes de syntaxe, de ponctuation et d’orthographe afin de produire des textes qui soient plus conformes aux règles et normes de la langue. Ainsi, les deux finalités du travail grammatical (comprendre le fonctionnement de la langue et développer ses compétences langagières) se rencontrent, mais pour cela, il est nécessaire que soient prévus différents moments où l’élève est invité à faire fonctionner la langue pour elle-même, pour mieux en maitriser le fonctionnement.

* * *

  1. Le terme noyau peut laisser croire qu’il se trouve au centre du groupe syntaxique comme l’est le noyau dans une pêche, mais il en est plutôt l’élément fondamental, et non central. [Retour]
  2. Le mot phrase étant polysémique, il faut, lorsqu’on s’intéresse à la syntaxe, préciser son sens. Le symbole P représente une phrase définie du point de vue syntaxique. [Retour]
  3. Voir, sur ces sujets, les nombreuses ressources du Portail pour l’enseignement du français : http://www.enseignementdufrancais.fse.ulaval.ca [Retour]
  4. Même la désignation de modèle de base utilisée dans notre article de 2011 : http://correspo.ccdmd.qc.ca/Corr17-1/Rigoureux.html [Retour]
  5. Voir le chapitre 9 de la Grammaire pédagogique du français d’aujourd’hui (GPFA) de Chartrand et coll. [Retour]
  6. Les parenthèses indiquent que ce constituant est facultatif, et les crochets, qu’il est mobile dans la P. [Retour]
  7. Pour les conduites de justifications, voir Chartrand (2013b). [Retour]

RÉFÉRENCES

CHARTRAND, S.-G. (2013a, 2e éd.). Les manipulations syntaxiques : de précieux outils pour étudier la langue et corriger ses textes, Montréal, CCDMD.

CHARTRAND, S.-G. (2013b). « Enseigner à justifier ses propos de l’école à l’université », Correspondance, vol. 19, no 1, [En ligne] [http://correspo.ccdmd.qc.ca/Corr19-1/2.html]

CHARTRAND, S.-G., D. AUBIN,  R. BLAIN et C. SIMARD (1999/2011, 2e éd.). Grammaire pédagogique du français d’aujourd’hui, Boucherville, GRAFICOR/Montréal, La Chenelière.

GAUVIN, I. (2012). Interactions didactiques en classe de français : enseignement/apprentissage de l’accord du verbe en première secondaire. Thèse pour l’obtention du Ph. D en didactique. Montréal, Université de Montréal.

LORD, M.-A. (2012). L’enseignement grammatical au secondaire québécois : pratiques et représentations d’enseignants de français. Thèse pour l’obtention du Ph. D en didactique. Faculté des études supérieures et postdoctorales, Université Laval [http://www.theses.ulaval.ca/2012/29020/].

SCHNEUWLY, B., J. DOLZ et coll. (2009). Des objets enseignés en classe de français, Rouen, Presses universitaires de Rouen.

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