" />
2024 © Centre collégial de développement de matériel didactique
«Légendes pédagogiques»: un essai pertinent noyé dans la condescendance

«Légendes pédagogiques»: un essai pertinent noyé dans la condescendance

J’avais hâte de lire ce livre. Vraiment. Le sujet m’en semblait très prometteur. Et puis, généralement, je suis dans le camp de ceux qui apprécient Normand Baillargeon (à défaut d’être toujours d’accord avec lui). J’ai lu avec énormément de plaisir et maintes exclamations d’assentiment Liliane est au lycée, sur l’importance de la culture générale. J’ai souvent trouvé très pertinentes ses sorties sur le monde universitaire. J’apprécie le regard critique qu’il pose sur les grands courants de pensée à partir desquels sont élaborées les réformes en éducation au Québec, sujets à une approbation quasi unanime qui m’a toujours semblée suspecte et, surtout, primaire. D’ailleurs, je peux résumer ma position à l’égard de Baillargeon en disant que je suis presque toujours méfiante devant les consensus, et qu’il a fréquemment été l’objecteur de conscience que j’appelais de mes vœux devant l’accord ennuyeux des points de vue. Quand je ne partageais pas, carrément, ses prises de position.

De plus, son nouvel opus allait traiter de thèmes qui m’intéressent profondément. Il allait même aborder des concepts pour lesquels, instinctivement, j’avais éprouvé des doutes et des malaises. Par exemple, par rapport au glissement trop simpliste de la notion d’apprentissage actif à celle d’activité physique qui sous-tend les approches de « brain gym ». Ou par rapport à la manière dont on se sert du concept de ces intelligences dites multiples pour prôner certaines différenciations pédagogiques. Or, justement, l’essai de Baillargeon vise à démasquer ces idées trop vite reçues et à les invalider, démarche que, malgré mon scepticisme, je n’avais pas pris la peine d’entreprendre pour les deux exemples cités. J’accueillais donc la chasse aux impostures de Baillargeon avec gratitude.

Tout ce long préambule pour dire que j’étais, au moment d’ouvrir Légendes pédagogiques, une lectrice bienveillante, impatiente de m’y plonger, fort intéressée par le sujet et généralement favorable à l’auteur.

Et que, cinquante pages plus loin, j’étais aussi incrédule qu’exaspérée. Pas par les fameuses légendes pédagogiques abordées. Il faut dire que, à la page 50, de toute façon, une seule d’entre elles avait été déboulonnée.

En introduction, Normand Baillargeon explique ce qu’il désigne par légendes pédagogiques : il a forgé ce concept à partir de celui de légendes urbaines – ces intrigantes histoires mille fois contées et dont l’origine est plus que douteuse. Il avance aussi que la popularité de ces légendes pédagogiques donne à voir également plusieurs éléments du milieu dans lequel elles circulent – les a priori peu remis en question, les souhaits qui se prennent pour des réalités, les craintes. Ces légendes sont nombreuses; de nouvelles apparaissent sans cesse. Il a choisi de discuter des « plus répandues et des plus pernicieuses » (p. 15). Jusque-là, j’en étais.

Il avance d’abord que la typologie des légendes pédagogiques peut être intéressante. Pour cependant, un paragraphe plus tard, dans un retournement primesautier jamais expliqué, déclarer qu’il a « renoncé à [les] circonscrire […] en regard de leur typologie » (p. 14). Soit. Début d’agacement.

Il explique ensuite la méthodologie qu’il a employée pour dénoncer les légendes abordées. En gros : traquer le faux dans les affirmations maintes fois reprises et pas assez remises en question. Baillargeon se sent ainsi obligé d’expliquer que certaines des légendes qu’il met à jour ne peuvent affronter l’épreuve d’une analyse conceptuelle ou vont à l’encontre de résultats scientifiques clairement démontrés. Je suis encore en train de me demander de quelle autre façon il aurait pu s’y prendre pour dénoncer des faussetés. Mais, bon, ai-je pensé, sans doute trouvait-il que l’exposition d’une méthode, fût-elle absolument évidente, donnait une aura de scientificité à son ouvrage, qui vise justement à déboulonner des idées issues d’une mauvaise science.

Les choses auraient pu en finir là et M. Baillargeon, finalement en venir aux faits qui nous intéressent. Mais non.

Une fois sa méthode expliquée (qui n’avait pas besoin de l’être), il se lance dans une présentation, ridicule à en être douloureuse pour un lecteur intelligent, d’un petit axiome qui aidera à la retenir : ATHOS A VU, dans lequel A renvoie à assertion, TH à thèse, O à origine, et ainsi de suite – je vous épargne le reste. Il pousse même la bonté, ou l’esprit maniaque, ou la condescendance, jusqu’à préciser : « […] le fait d’avoir découvert, en la formulant clairement, qu’une idée est absurde ou parfois contredite par le simple bon sens militera en faveur de son rejet » (p. 18). Quelle conclusion lumineuse! Bien sûr, nous, lecteurs abrutis, n’aurions jamais pu y arriver sans son aide. C’est pourquoi il clôt chacun des chapitres de son essai par le rappel, pénible et arrogant, de cette démarche.

Je n’ai pas abandonné la lecture de cette introduction (et de cet essai), parce qu’il a enchaîné en parlant avec justesse, selon moi, des travers trop courants des projets de recherche menés en éducation, et notamment du fait que l’on distingue bien mal les récits de pratique des expériences qualitatives. J’ai donc retenu mon exaspération.

Et il a finalement, dans les chapitres suivants, abordé ces légendes pédagogiques auxquelles j’attendais qu’il s’attaque. Parmi celles-ci, notons : les bienfaits absolus de l’apprentissage par projets (ou le fait qu’il faut que l’élève découvre les connaissances, et non qu’on les lui enseigne), la panacée que constitueraient les TIC, les multiples théories portant sur le fonctionnement du cerveau – entre autres, la primauté d’un hémisphère sur l’autre, les intelligences multiples, le mythe de la sous-utilisation du cerveau, la « brain gym », etc.

C’est dans son argumentation à l’encontre de ces idées que Baillargeon est à son meilleur. Il explique dans quel contexte un concept est apparu et comment il a été maladroitement récupéré, ou il rappelle les balbutiements des neurosciences avant l’arrivée des techniques d’imagerie par résonance magnétique, par exemple. Tout cela est fort intéressant et illustre quelles errances ont néanmoins pu être cautionnées et reprises.

Fréquemment, aussi, il oppose à un concept le poids de plusieurs recherches scientifiques. Dans ces moments, cependant, son argumentaire est plus faible. Le lecteur ne peut, en effet, que donner foi à la supériorité d’un auteur sur un autre qu’il présente comme une évidence, puisqu’il n’a pas accès aux recherches dont il est question. Je simplifierais ces chapitres en les schématisant ainsi : X ou Y a déclaré telle chose. Cependant, Monsieur Z, éminent chercheur, dans un ouvrage fort éclairant, a démontré le contraire. Moi, Normand Baillargeon, qui le cite, je viens ainsi d’invalider le propos de X ou Y.

Or, je l’avouerai ici, j’ai pris l’introduction condescendante de Baillargeon comme une attaque envers ses lecteurs. Cela ne m’a donc absolument pas disposée à lui accorder la moindre parcelle de confiance. C’est pourquoi je me suis juré d’aller lire par moi-même les scientifiques dont il se réclame abondamment, notamment l’ouvrage de John Hattie[2], qui a « synthétisé 800 méta-analyses relatives aux facteurs susceptibles de contribuer à la réussite scolaire » (p. 20). J’oserais même dire que j’ai tendance à considérer ces méta-méta-analyses avec une pointe de scepticisme, et ce, à cause des enjeux méthodologiques immenses qu’elles soulèvent souvent; il n’est, en effet, pas facile de comparer des résultats de recherche issus de démarches très variées.

J’ai également été surprise de voir que, parmi les légendes pédagogiques qu’il avait choisi d’aborder dans son essai, certaines… n’existaient pas encore! Baillargeon consacre ainsi un chapitre à la somato-pédagogie, dont, ajoute-t-il, il n’a « aucune indication relative à la présence […] dans les écoles québécoises » (p. 160), et un autre à la programmation linguistique, qui « n’a pas encore, du moins au Québec et de manière importante et significative, atteint le milieu de l’éducation formelle » (p. 253). Pourquoi, alors, en parler?

La lectrice agacée que je n’ai pas cessé d’être a aussi été irritée par le recours répété, même pas subtil, de l’auteur à des expressions mélioratives pour désigner ses références. Les ouvrages qu’il cite pour appuyer ses dires sont présentés comme « une infiniment précieuse (sic) synthèse » (p. 20), « une grande étude comparative » (p. 73), « un énorme et remarquable travail » (p. 135), par exemple; ou encore, un auteur dont il se réclame « résume excellemment » (p. 98) ce qu’il faut penser d’une idée, etc.

* * *

En somme, faut-il lire le dernier Baillargeon?, comme me le demandait récemment une collègue. Oui, je le crois bien. Si l’on est capable de passer outre à la désagréable impression de consacrer du temps à un monsieur aussi condescendant que cultivé, empli de mauvaise foi mais intéressé par des questions fort importantes, qui manque d’humour et se prend tellement au sérieux qu’il risque par moments de discréditer ses propres idées en les poussant trop. À ce prix, on aura accès à un essai comme il s’en publie trop peu dans le monde québécois de l’éducation, un essai qui nous force à remettre en question des concepts que l’on utilise un peu étourdiment.

* * *

  1. N. BAILLARGEON, Légendes pédagogiques. L’auto-défense intellectuelle en éducation, Montréal, Les éditions Poètes de brousse, 2013. [Retour]
  2. J. HATTIE, Visible Learning: A Synthesis of Over 800 Meta-Analyses Relating to Achievement, Londres, Routledge, 2009. [Retour]

Télécharger l'article au format PDF

UN TEXTE DE