" />
2024 © Centre collégial de développement de matériel didactique
L’argumentation – II. Qu’est-ce que l’efficacité argumentative?

L’argumentation – II. Qu’est-ce que l’efficacité argumentative?

Bien que les québécois réussissent relativement bien l’examen de certification en français écrit qui consiste à rédiger un texte d’un genre argumentatif (une lettre ouverte en 5e secondaire et une dissertation critique au collégial), les correcteurs sont rarement convaincus par l’argumentation déployée : ils considèrent que ces textes sont bien peu persuasifs ou convaincants. La capacité à faire adhérer le destinataire à sa thèse est pourtant l’enjeu de l’argumentation. Or, elle ne constitue pas un objet d’évaluation important et systématique dans ces épreuves certificatives. Les critères décisifs sont essentiellement formels (plan de texte; cohérence; progression du texte marquée par des connecteurs, notamment; respect des contraintes de la langue). Et si on enseignait à produire des textes dotés d’une force persuasive, autrement dit d’une efficacité argumentative?

L’efficacité argumentative : un objectif à atteindre

Il existe de nombreuses conceptualisations pour désigner le fait qu’un énoncé argumentatif atteint totalement ou partiellement son objectif : emporter l’adhésion du destinataire à la thèse défendue. On utilise les expressions efficacité symbolique, efficacité de la parole et efficacité persuasive. Dans les lignes qui suivent, nous examinerons, à des fins didactiques, ces concepts pour en arriver à proposer celui d’efficacité argumentative pour l’enseignement de la production et compréhension / interprétation de genres argumentatifs.

L’expression efficacité persuasive est associée à l’approche psychosociale de l’argumentation qui met l’accent sur les activités cognitives du destinataire : la réussite de toute argumentation dépend des variables entourant la réception du message, notamment les facultés d’attention, de compréhension, d’interprétation et de mémorisation du destinataire prévu ou non (Ghiglione, 1992). On s’intéresse aux conditions concrètes de la réception du message et non aux aspects discursifs de l’argumentation. Dans les messages publicitaires et les discours politiques, les choix langagiers s’appuient sur des études en psychologie et en psychologie sociale qui prennent en compte les attentes et le profil psychosocial des destinataires. L’efficacité y est considérée comme un effet de la manipulation du destinataire, et les relations entre l’énonciateur et le destinataire sont analysées en termes de « manipulateur » et de « manipulé ».

Quant à l’expression efficacité de la parole, on la retrouve surtout dans les études sociologiques ou anthropologiques qui analysent les formes de légitimité liée aux institutions sociales. La particularité de ces approches réside dans le fait qu’elles attribuent l’efficacité non pas à des phénomènes langagiers, mais à la légitimité symbolique dont jouissent les énonciateurs. L’efficacité de la parole relève davantage du rituel entourant la prise de parole par les acteurs sociaux que de la parole elle-même. Pour décrire ce phénomène, le sociologue Pierre Bourdieu parle des « mystères du ministère » (Bourdieu, 1982 : 101), faisant allusion au pouvoir symbolique de la fonction de l’énonciateur avec les rituels et les apparats qui accompagnent sa parole.

L’efficacité symbolique partage avec la notion d’efficacité de la parole la dimension symbolique du discours, avec une orientation thérapeutique associée aux pratiques shamaniques et aux phénomènes de transe. Le shaman qui intervient, par exemple lors d’un accouchement difficile, associe aussi bien la pensée réfléchie, l’inconscient et la dimension organique (Lévi-Strauss, 1949 : 24). Les incantations, les récits, les plumes ou le cristal, ou toute autre matière, sont tous réunis pour atteindre la guérison, synonyme de la délivrance de l’esprit du patient. Bref, qu’il s’agisse d’efficacité symbolique ou persuasive, ou de parole efficace, on constate que ces termes servent à cerner les dimensions psychosociales du langage; ils décrivent la correspondance entre l’intention de communication et ses effets réels ou présumés sur les conduites ou les représentations de l’auditoire, ou sur le réel, mais en les expliquant par des phénomènes qui ne sont pas langagiers.

Pour décrire les différences entre la dimension symbolique et la dimension rhétorique de l’efficacité du discours, la linguiste E. Danblon (2005) propose une perspective intéressante. L’auteure insiste sur les rapports de symétrie ou d’asymétrie entre l’énonciateur et le destinataire et distingue trois types de discours : le discours magique, le discours rituel et le discours rhétorique. Dans le premier, l’orateur a une autorité naturelle ou surnaturelle incontestable, par conséquent la relation entre l’énonciateur et le destinataire est asymétrique. Dans le discours rituel, l’autorité est l’effet du symbolisme des rites qui accompagnent le discours. La parole rituelle tient sa force non pas des pouvoirs de l’énonciateur, mais plutôt d’une forme de consensus social, explicitement ou implicitement consenti à l’orateur, par exemple lors de l’ouverture des Jeux olympiques ou dans des cérémonies comme le mariage, la collation des grades. Enfin, le discours rhétorique est celui qui ne se fonde sur aucune autorité et où la relation entre l’énonciateur et l’auditoire est en principe symétrique. Nulle place au surnaturel, ce sont les moyens langagiers (et graphiques ou prosodiques, selon le genre) qu’il choisit et utilise qui priment. C’est ce qui donne au travail de l’énonciateur toute son importance dans la mesure où ce dernier devient le metteur en scène du discours.

Quant à nous, nous définissons l’efficacité argumentative comme la capacité d’un discours, matérialisé dans un genre particulier, à influencer les conceptions, les représentations, voire les décisions, du destinataire par la mobilisation des moyens rhétoriques (langagiers et non langagiers) appropriés.

L’efficacité argumentative : problème central de la rhétorique

En nous appuyant sur le concept d’efficacité argumentative, nous pouvons enseigner à rendre les genres argumentatifs des élèves et des étudiants plus efficaces. Ainsi, il s’agit de bien cerner les paramètres de la situation de communication, principalement la référence au contexte socioculturel de la question controversée et les modalités de prise en compte du destinataire. Car un des aspects fondamentaux de l’efficacité consiste dans la construction et la prise en compte du destinataire. Une argumentation efficace est une argumentation qui fait des choix langagiers en tenant compte du destinataire. « L’orateur ne peut argumenter efficacement que s’il a une représentation réaliste de l’auditoire et que son discours s’adapte en conséquence à une telle représentation » (Danblon, 2005, p. 14). Les marques de modalité, dont les marques énonciatives, qui contribuent à construire l’image de l’énonciateur et celle du destinataire dans le texte, doivent être travaillées afin de mettre en évidence la cohérence et la pertinence de la construction de l’image de ces protagonistes tout le long du texte. On prendra de plus en compte les phénomènes polyphoniques, notamment la présence d’autres voix évoquées principalement par des discours rapportés en appui à la thèse. Il faudra aussi travailler les ressources du langage qui matérialisent la force persuasive des arguments en lien avec la thèse (structures syntaxiques, discours rapportés, lexique, jeu sur les registres de langue, figures de style, dont l’ironie, ponctuation expressive et implicite textuel). L’analyse d’une lettre de sollicitation aux pages 26 et 27 illustre les diverses ressources de l’efficacité argumentative.

Un petit historique du concept d’efficacité argumentative

D’Aristote à nos jours, l’efficacité argumentative a fait l’objet de modalisations différentes, toujours imprégnées par l’idéologie et les systèmes de valeur dominants de l’époque. Barthes (1970) décrit ainsi le contraste entre la rhétorique d’Aristote et celle de Saint-Augustin : chez le premier, ce qui est déterminant, c’est l’articulation de l’inventio, du dispostio et de l’elocutio avec la composante générique (le judiciaire, le délibératif, l’épidictique); chez le second, c’est la vérité et la clarté qui comptent. Chez l’un, on a affaire à une rhétorique du vraisemblable où l’efficacité dépend du logos, du pathos et de l’ethos; chez l’autre, on se trouve face à une rhétorique de la vérité où la foi est au premier plan; c’est davantage du second que l’institution scolaire a hérité.

Dans leur fameux Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (désormais Traité), Perelman et Olbrechs-Tyteca (1958/1992) ont systématisé les conditions de l’obtention de l’assentiment de l’auditoire en renouvelant la rhétorique aristotélicienne. Pour eux, le point de départ de toute argumentation est l’accord présumé du destinataire avec les prémisses mobilisées par l’énonciateur (les faits, les vérités et les présomptions). L’échafaudage des prémisses, malgré le caractère conventionnel de ces dernières, offre à l’énonciateur des atouts pour influencer le destinataire. Il n’y a pas de meilleure illustration pour la force de l’accord obtenu au début de toute argumentation que les dialogues de Socrate. Ce dernier, dans les multiples débats rapportés par Platon, commence toujours par établir les topos à partir desquels l’argumentation se développe. Ainsi, pour renforcer une croyance ou pour en contester une autre, l’argumentation, pour être efficace, doit prendre appui sur des opinions communes et partagées par le destinataire.

En plus de l’accord dont doivent faire l’objet les prémisses, le Traité souligne l’importance du choix des données (ce qu’on appelle des faits!). Tout argumentateur habile ne se contente pas de sélectionner les données favorables à sa thèse, il les interprète en leur donnant les significations qui conviennent au point de vue défendu. Le but de la sélection des données et de leur interprétation est la recherche de la pertinence entre ces données et la conclusion. Certes, le Traité reprend là une idée de la rhétorique aristotélicienne, mais ses auteurs insistent sur le rôle des moyens langagiers tels que la répétition, la définition oratoire, le choix des mots, les structures grammaticales, les figures, le choix du temps verbal, etc. La question de la structure du discours ou du plan du texte n’est pas présentée comme fondamentale dans cette approche.

Ainsi, pour atteindre l’efficacité argumentative, il ne suffit pas d’évaluer les effets psychologiques et sociaux de ces discours, ce qui est à la fois difficile et peu pertinent du point de vue didactique, mais de choisir en fonction de la situation de communication les moyens langagiers et graphiques ou prosodiques qui constitueront la stratégie argumentative à l’œuvre dans un genre donné. L’intérêt de cette approche réside dans la valeur qu’elle accorde, à des degrés différents, aux phénomènes langagiers et à leurs manifestations textuelles.

Enseigner l’efficacité argumentative

Le traitement didactique de l’efficacité argumentative consiste en un travail sur les éléments énumérés ci-dessus lors d’activités de production et de compréhension / interprétation de textes de différents genres, où ces phénomènes discursifs seront repérés, analysés, discutés (Chartrand, 2001a et 2001b; 1995; 1993; MELS, 2011). Les élèves et les étudiants doivent être conviés à mener une activité rhétorique et à réfléchir afin d’évaluer leurs propres textes et ceux de leurs pairs toujours en tenant compte de leur efficacité argumentative.

* * *

RÉFÉRENCES

BARTHES, R. (1970). « L’ancienne rhétorique », Communications, no 16, p. 172-223.

BOURDIEU, P. (1982). Ce que parler veut dire, Paris, Fayard.

CHARTRAND, S.-G. (dir. publ.) (2001). Apprendre à argumenter. 5e secondaire, Saint-Laurent, ERPI.

CHARTRAND, S.-G. (2001b). « Enseigner l’argumentation au secondaire : quoi de neuf en 2001? », Québec français, no 122, p. 54-58.

CHARTRAND, S.-G. (1995). Modèle pour une didactique du discours argumentatif écrit en classe de français, Montréal, Les publications de la Faculté des sciences de l’éducation.

CHARTRAND, S.-G. (1993). « Topos, implicite et idéologie dans le discours argumentatif », dans M. LEBRUN et M.- Chr. PARET (dir. publ.), L’hétérogénéité des apprenants : un défi pour la classe de français, Genève, Delachaux et Niestlé, p. 174-180.

DANBLON, E. (2005). La fonction persuasive, Paris, Armand Colin.

GHIGLIONE, R. (1992). « La réception des messages », Hermès, nos 11-12, p. 247-264.

LÉVI-STRAUSS, C. (1949). « L’efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions, tome 135, no 1, p. 5-27.

MELS − MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2011). « L’argumentation dans les textes écrits et oraux », Progression des apprentissages. Français. Secondaire, [En ligne], réf. du 24 fév. 2014.

PERELMAN, C. et L. OLBRECHTS-TYTECA (1958/1992). Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.

Cliquez (un clic) sur les images ci-dessous pour les agrandir et les rétrécir.


 

Télécharger l'article au format PDF

UN TEXTE DE