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L’argumentation – I. Qu’est-ce qu’argumenter?

L’argumentation – I. Qu’est-ce qu’argumenter?

Suzanne-G. Chartrand et Lahcen Elghazi nous proposent ici un article en deux volets sur l’argumentation. Un exemple de lettre de sollicitation, présenté en annexe, illustre les principes énoncés dans les deux parties.

L’argumentation est une activité langagière omniprésente dans les sphères privée et sociale de nos vies – dès qu’il commence à parler, l’enfant argumente – et nos sociétés carburent à l’argumentation. Dans les écrits contemporains, cette activité se manifeste dans divers genres : lettre de sollicitation, slogan, texte d’opinion (destiné aux médias), caricature, discours politique, hagiographie, thèse doctorale, lettre ouverte, débat médiatisé, chanson ou poème engagés, message publicitaire, etc., ou encore, elle s’insère dans des genres hétérogènes comme la quatrième de couverture, le reportage télévisuel, le témoignage, l’essai, le roman, la fable, l’article scientifique, etc. Cela dit, qu’est-ce qu’argumenter? Comme le lexique est fortement polysémique, il est essentiel de définir les termes qu’on utilise si on veut être compris, particulièrement dans la relation pédagogique.

Deux types de définitions : celles des dictionnaires courants et celles des théorisations de l’argumentation

Il faut distinguer les définitions des dictionnaires de langue de celles des domaines du savoir qui ont tenté de définir, de décrire et de modéliser ce macroacte de langage vieux comme le monde, et qui fait partie du paysage scolaire francophone depuis plus de cent ans. Dans les dictionnaires de langue, argumenter, c’est produire une argumentation définie comme « l’ensemble des raisonnements[2] par lesquels on déduit les conséquences logiques d’un principe, d’une cause ou d’un fait, en vue de prouver le bienfondé d’une affirmation, et de convaincre » (TLFi) ou un « ensemble d’arguments tendant vers une même conclusion » où l’argument est défini comme un « raisonnement destiné à prouver ou à réfuter une proposition » (NPR)[3].

Ces définitions mettent l’accent sur l’activité cognitive de raisonnement, lequel est, selon le TLFi, une suite d’opérations mentales qui permet l’enchainement logique des idées, des propositions. Elles sont idéologiquement marquées par une conception logicisante (plutôt que pragmatique) de l’argumentation, en plus d’évoquer la notion de preuve, donc ce qui est vrai, hors de tout doute et qui échappe à la subjectivité, aux idéologies.

C’est cette conception de l’argumentation qui s’imposera en France à partir de 1880 dans l’institution universitaire, puis dans les collèges et les lycées pour l’enseignement de la dissertation en langue française sur un sujet littéraire (Chervel, 2006 : 668-688). Au Québec, dans l’enseignement du français, la dissertation survit au collégial, mais au secondaire, depuis 1985, c’est l’étude du « texte argumentatif » qui est censée développer les capacités argumentatives des élèves et, selon le programme du collégial, former leur raisonnement; le cours de français devrait poursuivre « la maîtrise des règles de base de la pensée rationnelle, du discours et de l’argumentation » (MEQ, 2003 : 1). On peut cependant douter que ce soit le cas, car cette conception laisse de côté ou minorise des aspects centraux de l’argumentation décrits par les études sur ce sujet dans de nombreuses disciplines depuis l’Antiquité grecque. Une autre conception de l’argumentation existe.

Un domaine investi par de nombreuses disciplines

Étant donné son omniprésence sociale, l’argumentation a été au cœur de réflexions théoriques de nombreuses disciplines depuis l’Antiquité. Mentionnons d’abord la rhétorique définie comme l’art et la technique de la persuasion, notamment par Aristote (Ve s. avant J.-C.) et Quintilien (1er s. après J.-C.), puis la rhétorique classique qui devint au XVIIe s. l’art des figures (Fontanier) et, enfin, la Nouvelle rhétorique fondée en réaction à la rhétorique classique et renouant avec la rhétorique antique, dont l’œuvre majeure est le Traité de l’argumentation : la Nouvelle rhétorique de N. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca publié en 1958, année où le philosophe du langage anglais, S. Toulmin, publie Uses of Arguments, une modélisation de toute argumentation discursive. Ces deux ouvrages ouvrent la voie à de nombreuses études contemporaines en sémiologie (J.-B. Grize), en linguistique (J.-M. Adam, O. Ducrot, C. Plantin), en analyse du discours (D. Maingueneau), en psycholinguistique (C. Golder) et, bien entendu, en didactique du français (D.G. Brassart, R. Bouchard, S.-G. Chartrand, J. Dolz, L. Elghazi, R. Gagnon, B. Schneuwly, F. Thyrion)[4]. Bien que les théorisations soient diverses, on peut dégager de grandes constantes et en arriver à une définition opératoire, à des fins didactiques.

Dans la perspective d’enseigner à lire et à produire des genres argumentatifs à l’école (du primaire à l’université), peu importe la discipline (langues, sciences, philosophie, arts, etc.), on définira l’argumentation comme un macroacte de langage qui vise à influencer un destinataire (pouvant aller jusqu’à le persuader ou à le convaincre) par la production d’énoncés oraux ou écrits (des arguments) qui soutiennent ou étayent une thèse, c’est-à-dire la conclusion à laquelle l’énonciateur cherche à faire adhérer son destinataire.

Les composantes de toute argumentation

Notre didactisation des genres argumentatifs nous amène à distinguer quatre ordres de composantes dans l’argumentation qui se déclinent en maintes variantes selon le genre (Chartrand et Émery-Bruneau, 2013).

Les composantes communicationnelles renvoient à cinq paramètres : 1) l’intention de communication de l’énonciateur, qui est d’influencer le destinataire afin qu’il adhère à sa thèse; 2) le contexte social (lieu, temps, sphère d’activité) de la production et de la réception du texte; 3) l’énonciateur, le responsable du texte, et l’image qu’il projette de lui dans son texte; 4) le destinataire[5], dont l’image est aussi inscrite dans le texte; 5) le sujet (ou l’objet) de la controverse, qui peut être une question éthique, sociale, politique ou culturelle.

Les composantes textuelles regroupent 1) la structure du texte, qui se manifeste dans le plan du texte, variable selon le genre : une introduction présente et problématise l’objet de la controverse[6], le déploiement des arguments et, selon le genre, parfois une conclusion; 2) la séquence textuelle argumentative : exposition de la controverse, arguments à l’appui de la thèse implicite ou explicite et évocation de la contrethèse, et possibilité de séquence(s) textuelle(s) enchâssée(s) – descriptive, justificative, explicative (Adam, 1992/2005; Chartrand, 2013); 3) le système énonciatif : présence de marques énonciatives[7] de l’énonciateur et de son destinataire, de discours rapportés, de marques de modalité[8] et 4) l’emploi de procédés langagiers : concession, définition, exemplification, explication, explicitation, formulation d’hypothèses, reformulation, réfutation[9].

Plusieurs ressources de la langue sont particulièrement sollicitées dans les genres argumentatifs : 1) l’emploi privilégié de phrases passives, concessives, interrogatives, emphatiques; 2) l’emploi d’une ponctuation expressive; 3) l’implicite textuel : présupposés et sous-entendus[10]; 4) le jeu polyphonique des pronoms nous et on (Chartrand, 1995b).

Certaines composantes graphiques (gras, italique, taille de la fonte, etc.) et d’oralité (ton, accentuation, posture, mimiques, etc.) peuvent, selon le genre, faire partie de la stratégie argumentative de l’énonciateur. Mais, toutes ces composantes n’atteignent leur but que si l’auteur de l’argumentation articule l’ensemble des moyens langagiers et graphiques (ou d’oralité) choisis en une stratégie argumentative. Une bonne stratégie se fonde généralement sur un procédé dominant : le plus courant est la réfutation[11], mais l’explication argumentative[12] est aussi très efficace dans certains cas, puisque plus subtile; dans tous les cas, la concession fait partie du fairplay argumentatif, l’argumentateur concède sur un point pour mieux déployer son argumentation[13]. On trouvera aux pages 26 et 27 une illustration des moyens qui composent la stratégie argumentative de l’auteur d’une lettre de sollicitation, genre argumentatif courant. Comme on le constate, produire un genre argumentatif fait intervenir beaucoup plus d’éléments que la seule structure révélée par un plan tripartite stéréotypé et la présentation d’arguments balisée par des marqueurs de relation ou connecteurs[14].

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Le second volet du présent article précise ce que nous entendons par efficacité argumentative et nous plaidons pour un enseignement systématique des ressources de la langue qui la rendent possible.

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  1. Pour plus d’information et surtout pour des ressources didactiques, faites une recherche par mot clé à « Argumentation » sur le Portail pour l’enseignement du français, [En ligne]. [Retour]
  2. Le gras est de nous. [Retour]
  3. TLFi : Trésor de la langue française informatisé; NPR : Nouveau Petit Robert. [Retour]
  4. Pour plus d’informations sur ces études théoriques, voir Chartrand (1995a). [Retour]
  5. Le terme est au singulier, car même s’il peut s’agir d’un ensemble de personnes qui liront le texte, l’énonciateur doit se représenter le public cible de son texte comme une entité. [Retour]
  6. La problématique est l’ensemble des questions qu’on formule autour d’un sujet et qui peut se résumer par une question principale. Construire une problématique, c’est poser la ou les questions pertinentes, c’est-à-dire celles qui stimuleront la réflexion et le débat en rendant explicite la controverse autour d’un sujet. [Retour]
  7. Marque énonciative : mot ou énoncé qui sert à désigner l’auteur et son destinataire comme l’interpellation, les structures interrogatives et impératives, les pronoms personnels (je, tu, nous, vous), le pronom on, les déterminants possessifs, etc. [Retour]
  8. Marque de modalité : mot ou énoncé qui révèle le point de vue de l’auteur en indiquant son attitude vis-à-vis de ses propos. [Retour]
  9. Par procédé langagier, nous entendons une utilisation particulière des structures de phrases, de la ponctuation, du lexique, des figures de style, etc., mise en œuvre dans une acte de langage comme concéder, exemplifier, réfuter. [Retour]
  10. Le présupposé est ce qui peut être compris par inférence à partir d’indices textuels : Il a cessé de fumer = Il ne fume plus (ce qui est dit) et Il fumait avant (ce qui n’est pas dit, mais qui est présupposé). Dans le présupposé, une affirmation vient en cacher une autre. Le sous-entendu est ce qui peut être compris par inférence à partir du contexte, par exemple dans cet échange : – Viens-tu au cinéma avec nous ce soir? – J’ai un travail à remettre demain. Le second énoncé peut être compris comme une réponse négative à la question, car le fait d’avoir un travail à remettre le lendemain empêche cette personne d’aller au cinéma. [Retour]
  11. Réfutation : procédé qui consiste à rejeter, refuser ou nier une thèse adverse pour mieux défendre la sienne. Pour réfuter, on peut utiliser diverses techniques : déclarer la thèse adverse dépassée, formuler une objection, relever une contradiction dans l’argumentation adverse, utiliser la rétorsion, la restriction, élaborer des hypothèses pour mieux réfuter les conclusions qui en découlent, disqualifier le tenant de la contrethèse. Pour un exemple, voir Chartrand (1995b), en ligne. [Retour]
  12. Explication argumentative : procédé qui consiste à expliquer quelque chose à un destinataire avec l’intention d’agir sur ses opinions, ses attitudes ou ses actions en utilisant un enchainement d’énoncés causaux, justificatifs ou consécutifs, en apparence objectifs. Voir l’exemple analysé. [Retour]
  13. Sur la mise en oeuvre d’une stratégie argumentative, voir les activités de l’atelier 3 dans Chartrand (dir.) (2001). [Retour]
  14. Un relevé des connecteurs qui participent à l’organisation du texte dans les éditoriaux (genre argumentatif bien connu) publiés dans le quotidien Le Devoir durant sept jours consécutifs en janvier 2013 montre que, dans un texte d’expert, les connecteurs ne sont pas une ressource importante : nous n’en avons relevé que quatre sur sept textes d’environ 500 mots chacun! Voir l’importante thèse en didactique du français de J. Lecavalier (Université de Montréal, 2003) et Lecavalier (2004). [Retour]

RÉFÉRENCES

ADAM, J.-M. (1992/2005). Les textes : types et prototypes, Paris, Armand Colin.

CHARTRAND, S.-G. (2013). « Enseigner à justifier ses propos du primaire à l’université », Correspondance, vol. 19, no 1, p. 8-11.

CHARTRAND, S.-G. (dir. publ.) (2001). Apprendre à argumenter. 5e secondaire, Saint-Laurent, ERPI.

CHARTRAND, S.-G. (1995a). Modèle pour une didactique du discours argumentatif écrit en classe de français, Montréal, Les publications de la Faculté des sciences de l’éducation.

CHARTRAND, S.-G. (1995b). « La lecture critique d’un éditorial journalistique », Québec français, no 96, p. 45-49, [En ligne], réf. du 3 mars 2014.

CHARTRAND, S.-G. et J. ÉMERY-BRUNEAU (2013). Caractéristiques de 50 genres pour développer les compétences langagières au secondaire. [En ligne], réf. du 20 fév. 2014.

CHERVEL, A. (2006). Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, RETZ.

LECAVALIER, J. (2004). « Les marqueurs de relation dans la dissertation littéraire au collégial », Actes du 9e colloque de l’AiRDF, Québec, 26-28 août 2004.

MELS − MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2011). Progression des apprentissages. Français. Secondaire. [En ligne], réf. du 4 mars 2014.

MEQ – MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION DU QUÉBEC (2003). Description de la formation générale. Buts de la formation générale.

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