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La morphologie dérivationnelle comme levier de réussite pour un jeune adulte dyslexique et dysorthographique

La morphologie dérivationnelle comme levier de réussite pour un jeune adulte dyslexique et dysorthographique

Ingrid Gagnon est enseignante de littérature et responsable du Service d’aide à l’intégration des élèves (SAIDE) de l’ITA. Daniel Daigle enseigne la didactique à l’Université de Montréal. Dans le cadre d’un de ses cours, Difficultés / troubles d’apprentissage du français – cours qu’a suivi Ingrid Gagnon –, Daniel Daigle présente, entre autres, les différents accès à ce qu’on appelle le lexique mental, dont la morphologie. C’est à la suite de ce cours qu’ils ont mené, avec d’autres enseignants, l’expérience dont il est ici question. Ils nous livrent un récit de pratiques retraçant les étapes d’une intervention auprès d’Alexandre Bisson, étudiant en Paysage et commercialisation en horticulture ornementale. Atteint de dyslexie, Alexandre a appris à orthographier des noms de végétaux (ou d’éléments liés à l’étude des végétaux) en étudiant systématiquement un certain nombre de morphèmes lexicaux. L’expérience a été couronnée de succès.
Les auteurs du présent article souhaitent souligner la participation exceptionnelle d’Alexandre Bisson, étudiant à L’ITA.

Depuis quelques années, les établissements scolaires reçoivent de plus en plus d’élèves en difficulté (MELS, 2010a). Légalement, les établissements doivent fournir des services adaptés visant la réussite de tous les élèves. La mise en application de ces dispositions, toutefois, engendre des difficultés (MELS, 1999). Un élève sur cinq aurait des besoins spécifiques (MELS, 2010b), pour lesquels les intervenants doivent proposer des pistes de solution tout aussi spécifiques. Une des problématiques en cause est la dyslexie, ce trouble d’apprentissage de nature neurologique qui affecte la reconnaissance des mots en lecture et la production des mots écrits. Les élèves atteints de ce trouble doivent surmonter des obstacles importants avant de devenir des lecteurs/scripteurs experts. Pour qu’ils fonctionnent dans la société et qu’ils aient des chances égales de réussite personnelle et sociale, leurs compétences écrites doivent atteindre un haut niveau. Comment les accompagner dans leur démarche? Dans les lignes qui suivent, nous vous raconterons l’histoire d’Alexandre, un jeune homme dyslexique motivé et déterminé, qui a réussi à atteindre ses objectifs.

Ayant hérité de son père la passion pour l’horticulture, Alexandre a entamé en août 2012 des études collégiales dans le programme Paysage et commercialisation en horticulture ornementale à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec, où il brille par ses résultats. Studieux, discipliné, organisé et généreux, Alexandre partage ses connaissances des logiciels spécialisés avec efficacité et donne même des conférences dans lesquelles il décrit son aventure scolaire, un parcours au coefficient de difficulté beaucoup plus élevé que pour la majorité des élèves. Alexandre est dyslexique/dysorthographique. Ce trouble est permanent. Comme nous l’avons dit, cela signifie qu’il a des difficultés à se représenter les mots écrits et, en conséquence, à les utiliser dans ses productions écrites.

Dans le cadre de la formation technique que suit Alexandre figurent quatre cours de Reconnaissance de végétaux, répartis sur les trois années du programme. Dans ces cours, les élèves doivent mémoriser les noms de 420 végétaux en français et en latin. Tout un défi pour quelqu’un qui a du mal à retenir l’orthographe des mots! À ce corpus de base s’ajoutent les noms que les enseignants intègrent dans les autres cours et ceux que découvrent les élèves eux-mêmes par leurs travaux de recherche ou de conception de plans. Cet apprentissage ne sera pas terminé au terme du DEC : sur le marché du travail, ils devront en apprendre des centaines d’autres! Il s’agit de les préparer à la taxinomie du domaine, un ensemble de références auxquelles pourront se greffer les noms de plantes qu’ils découvriront plus tard.

Les pièges orthographiques que peut rencontrer Alexandre dans les sentiers du frère Marie-Victorin lui ont donné le vertige, tout autant qu’à ses enseignants. Dès sa première session, Alexandre s’est aperçu qu’il avait besoin d’aide pour apprendre tous ces mots. Il utilisait alors sans problème les ressources mises à sa disposition – logiciels de correction, logiciel de prédiction orthographique, références pour trouver les versions audio d’ouvrages de toutes sortes, etc. Mais à mesure qu’approchait la période des examens, ses enseignants cherchaient à mettre au point pour Alexandre une procédure d’évaluation équitable par rapport aux camarades qui devaient eux aussi mémoriser l’orthographe des végétaux. Ils jugeaient que l’enregistrement de ses réponses suffirait pour un certain temps, mais que, vu le caractère essentiel des connaissances de la taxinomie horticole, ils voulaient trouver une solution non seulement pour l’élève Alexandre, mais pour le futur horticulteur Alexandre. Bien écrire les noms des végétaux dans la langue de Pline, ce n’est pas seulement en maîtriser l’orthographe, c’est pouvoir suivre la piste de reconnaissance de leurs caractéristiques; par exemple, le terme triphyllum indique que les feuilles de la plante comptent trois pointes – comme l’indiquent le préfixe tri- et le morphème phyll, qui signifie « feuille ». De plus, comme on trouve plus d’un nom en français pour une même plante, les experts se servent des noms en latin, histoire d’éviter les confusions. Afin de donner à Alexandre toutes les chances de réussir dans son métier, il fallait donc lui fournir des outils qui l’aideraient à s’approprier les termes scientifiques et les noms latins.

L’enseignant responsable des cours de Reconnaissance des végétaux, René Deschênes, possède un site web, REVE[1], où il présente une fiche de renseignements et de photos pour chacun des végétaux à l’étude ainsi qu’une liste complète en version Word. On y trouve le nom du rang (ou de l’espèce), celui du rang spécifique, et parfois, celui du rang variétal (ou du cultivar). Pour la sauge à fleurs, par exemple, cela donne : Salvia (rang) farinacea (rang spécifique). Peuvent s’ajouter à ce nom, entre guillemets anglais simples, le nom d’un cultivar tel ‘Victoria’ ou ‘Strata’, ce qui donnera Salvia farinacea ‘Victoria’ ou Salvia farinacea ‘Alba’.

Comme les règles typographiques rattachées à la nomenclature sont enseignées dans le cadre de ces cours, les interventions orthopédagogiques ont visé essentiellement l’orthographe. D’abord, une précieuse complice, Monique Brassard, l’agente de secrétariat qui travaille avec les enseignants, a entré le nom de tous les rangs des végétaux du site séparément dans un fichier Excel. Puis un enseignant de science, Patrick Fafard, lui aussi concerné par les difficultés des élèves à s’approprier l’orthographe des termes scientifiques, a photocopié les index de ses manuels et surligné les mots que rencontrerait Alexandre dans ses cours sur la cellule végétale. Ces mots ont été ajoutés à la liste du fichier, ce qui a permis de classer les éléments en ordre alphabétique et, assez rapidement, de trouver les récurrences d’un morphème grâce à la fonction « Rechercher ». Cette liste contenait 1358 termes.

Les morphèmes les plus récurrents, ceux qui étaient les plus susceptibles d’entraîner des erreurs orthographiques et ceux dont la difficulté pouvait être amoindrie par la mémorisation de statistiques orthographiques, ont été dégagés. Par exemple, aucun des noms de plantes qu’il rencontrera ne contient ando-. On retrouve toujours endo-. Le tableau 1 expose un extrait de cette liste.

Tableau 1
Quelques exemples de morphèmes lexicaux liés à l’apprentissage des noms de végétaux

Avant de poursuivre, il est important de comprendre que la morphologie dérivationnelle se rapporte à la structure des mots et aux unités de sens (préfixes, suffixes et radicaux) qui les composent. Par exemple, le mot redire est composé de deux unités : le préfixe re- et le radical dire. Chaque élément est chargé de sens et peut être utilisé dans d’autres contextes. En modifiant les radicaux, on aura par exemple refaire, revoir, retomber; ou encore, en modifiant le préfixe, prédire, dire, contredire, etc.

Lorsque le lecteur voit un mot nouveau, il peut avoir recours à sa structure pour en inférer le sens. Par exemple, imaginons le faux mot remourir; on pourrait facilement comprendre qu’il s’agit de « mourir à nouveau » et que le mot en question suit les règles de composition lexicale auxquelles on a recours dans le cas du vrai mot renaître. Ainsi, sensibiliser les élèves aux règles de formation des mots est susceptible de favoriser la lecture et la constitution d’une représentation mentale du mot, que le lecteur peut inscrire en mémoire à long terme et, éventuellement, utiliser lors de ses productions écrites.

Pour transmettre ces notions de morphologie dérivationnelle à Alexandre, il fallait les organiser en sections de manière à ne pas le surcharger, lui dont l’horaire contenait déjà 29 heures de cours. Nous avons choisi dans cette liste 83 morphèmes et les avons présentés dans un tableau regroupant la définition et les occurrences de chacun. Sylvie Laramée, professeure de philosophie nourrissant une passion contagieuse pour le grec ancien, a contribué à en éclairer le sens dans plusieurs cas. La plupart sont des racines lexicales qui se retrouvent parfois dans les termes scientifiques comme dans les noms latins. C’est le cas notamment de micro, présent dans les noms latins Microbiota, microdasys, microphylla et dans les termes scientifiques français microfilament, microscope et microtubule. Nous avons également choisi de faire apprendre les préfixes numéraux de 1 à 10 ainsi que cinq suffixes, tels que la finale –us des noms en latin et celle des adjectifs français –ique. Enfin, nous avons ajouté certaines observations statistiques. Par exemple, la lettre y revient plus souvent que i pour transcrire le phonème [i]. Autre exemple : la transcription de [sito] en horticulture est toujours cyto, comme dans exocytose, phagocytose, cytochrome. Nous avons fait l’hypothèse que mémoriser des statistiques orthographiques permettrait à Alexandre d’éliminer certains doutes.

Le programme d’intervention orthopédagogique a débuté par l’administration d’un prétest suivi de huit semaines d’entraînement, et s’est clos par un post-test. Le prétest et le post-test consistaient en une dictée de 30 mots : 10 mots étudiés comprenant un morphème lexical étudié, 10 mots non étudiés comprenant un morphème lexical étudié et 10 mots complètement nouveaux. Cette dictée, reproduite au tableau 2, a donné du fil à retordre même aux collègues du Département de français.

Tableau 2
Dictée de 30 noms

En écrivant à la main, sans faire aucune rature, Alexandre a commis 18 erreurs orthographiques lors du prétest. Il a ensuite suivi hebdomadairement, pendant huit semaines, des leçons de morphologie d’environ 30 à 45 minutes chacune, entre lesquelles ont été répartis les 83 morphèmes lexicaux à l’étude et un grand nombre de leurs occurrences. La première leçon visait simplement à sensibiliser Alexandre à la formation des mots, notamment aux préfixes et aux suffixes. Nous lui avons fait repérer, par exemple, le préfixe dans les mots triloba, trifoliata, trilobum et triphosphate ou identifier le morphème lexical commun aux mots macrocarpa, symphoricarpos, ascocarpe et basidiocarpe. À cet effet, nous avons eu recours aux exercices du CCDMD intitulés Racines morphologiques, qu’on trouve dans la section des jeux pédagogiques[2].

En étudiant tantôt les morphèmes lexicaux pris isolément, tantôt les mots contenant ces morphèmes, Alexandre a plongé dans les mots, une aventure qui s’est parfois ouverte sur le vocabulaire général. Ce fut le cas, entre autres, pour philo et poly. Ainsi, la plante philodendron, amie des arbres parce qu’elle y grimpe, a des liens avec la philosophie, l’amie du savoir. Parfois, Alexandre s’amusait à composer ou à décomposer des mots lui-même, appliquant avec humour ses nouvelles connaissances du grec et du latin. Le mot désoxyribonucléique, qui contient cinq morphèmes, lui semblait une sorte de jeu, de casse-tête de sens qui n’avait plus rien à voir avec la transcription de sons en lettres. Quant à l’écriture, il nous a semblé important de respecter l’amateur d’informatique qu’est Alexandre. Nous avons donc fait usage à la fois du crayon et du clavier.

Au moment du post-test, Alexandre entamait une fin de session qu’il ne voulait pas surcharger. Par conséquent, la rencontre a eu lieu à la fin des examens, à la suite d’une rude journée de travail après laquelle ses doigts endoloris d’avoir tenu un râteau retrouvaient avec peine le crayon. Néanmoins, cette dernière dictée témoigne d’un progrès. En effet, Alexandre a commis 12 erreurs orthographiques au post-test. Le plus grand marqueur de progrès n’est peut-être pas la réduction du nombre d’erreurs commises, mais la plus grande prise de conscience de l’orthographe des mots, illustrée par le nombre de ratures : 12. L’autre indice de réussite de ces interventions orthopédagogiques se rapporte à l’intérêt qu’Alexandre a développé pour la structure orthographique et morphologique des mots. Cet intérêt ne s’est peut-être pas encore traduit par une parfaite maîtrise de l’orthographe, mais on peut croire que la motivation que le jeune homme démontre à lire, à apprendre et à écrire de nouveau mot est ancrée de façon durable. Pour en témoigner, laissons la parole à Alexandre lui-même[3] :

« L’activité vécue avec Ingrid pendant ma 2e session de cours à l’ITA Campus de St-Hyacinthe m’a permis de faciliter mon étude et ma réussite dans le cadre du cours reconnaitre les végétaux 1. Aujourd’hui, je suis à suivre le 2e cours d’une série de 4. Ces cours sont loin d’être du bonbon ils représentent chacun 3 modules avec 35 végétaux par modules si on fait le calcul cela représente 420 plantes à connaitre leur nom latin et français par cœur et ceci bien sûr sans compter les plantes que l’on peut apprendre en plus pour bonifier notre note. Pour un dyslexique, dysorthographique comme moi il faut des techniques et des façons de faire exemplaire que j’ai développées en plus des morphèmes que j’ai étudiés avec Ingrid. Aujourd’hui, je vois toujours les effets bénéfiques que cela m’a apportés. J’ai tellement vu le potentiel de ce travail que j’ai proposé à mon enseignant de végétaux de consacrer un cours pour que les morphèmes soient présentés à toute notre classe. Ingrid m’a permis d’acquérir des bases solides concernant la façon d’écrire et parfois même prononcer les mots qui font maintenant partie de mon quotidien. »

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Le récit que nous vous avons présenté ici illustre l’histoire de plus en plus commune d’élèves qui doivent surmonter des épreuves importantes dans le cadre de leurs études et, éventuellement, de leur travail, mais qui méritent un soutien. Alexandre a obtenu 100 % dans son cours Reconnaissance des végétaux! Son histoire nous suggère une conclusion : les intervenants doivent parfois revoir leurs façons de faire et, dans certains cas, leurs façons d’être. Les solutions surgissent souvent de la créativité et de la collaboration.

* * *

  1. http://itasth.qc.ca/reve/, réf. du 20 nov. 2013. [Retour]
  2. http://www.ccdmd.qc.ca/fr/jeux_pedagogiques/?id=1097&action=animer, réf. du 25 nov. 2013. [Retour]
  3. Cet extrait est publié comme Alexandre l’a écrit et avec sa permission. [Retour]

RÉFÉRENCES

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (1999). Une école adaptée à tous les élèves. Politique de l’adaptation scolaire, Québec, Gouvernement du Québec.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2010a). Évaluation du programme : Plan d’action pour l’amélioration du français, Québec, Gouvernement du Québec.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2010b). Rencontres des partenaires en éducation sur l’intégration des élèves handicapés ou en difficulté – Document d’appui à la réflexion, Québec, Gouvernement du Québec.

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