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La langue  dans tous ses états québécois… et dans les journaux

La langue dans tous ses états québécois… et dans les journaux

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ncore un livre sur la langue au Québec ? Mais les journaux ressassent la question toutes les semaines… Qu’est-ce qu’on peut bien apprendre de nouveau sur le sujet ? Beaucoup. Pour vous en convaincre, jetez un coup d’œil à l’anthologie Les douaniers de la langue (1874-1957), premier volume de La langue au quotidien, Les intellectuels et le français dans la presse québécoise, de Karine Cellard et Karim Larose[1]. Vous verrez comment on traitait la question quand le Québec faisait encore partie du Canada français. Cette anthologie reprend les articles significatifs publiés dans les journaux pendant près d’un siècle. Les auteurs des textes présentés sont les intellectuels de l’époque, souvent des écrivains ou des journalistes qui ont une certaine influence sur le milieu. Fait significatif, ce sont souvent, aussi, des membres du clergé, et presque jamais des femmes.

La langue au quotidien

Bien sûr on a publié, 38 ans plus tôt, Le choc des langues au Québec 1760-1970[2], qui regroupait des textes de tous ordres, extraits de documents officiels (lois et rapports d’enquêtes) ou d’ouvrages littéraires, de mémoires, de poèmes ou d’essais portant sur les combats menés par les Canadiens français. L’ouvrage avait un but politique bien précis. L’anthologie La langue au quotidien s’en tient, pour sa part, aux articles de journaux et, sans laisser de côté les luttes pour la conservation de la langue, insiste davantage sur les débats autour de la langue et aussi de la littérature (dans ses rapports avec la langue). Dans les deux cas, il s’agit d’ouvrages considérables.

Avant de présenter les textes, les auteurs nous offrent une introduction sérieuse, intelligente et éclairante où est justifié le choix de la période étudiée (des débuts d’une pensée cohérente sur la langue avec la publication des premiers glossaires, à la rupture des années 60[3]), des textes (richesse de l’expression, originalité), des auteurs et des débats présentés. Cette introduction remet en contexte les textes de l’anthologie, les débats et les combats qu’ont entrepris les Canadiens français il y a plus de cent ans.

Les combats pour la langue… et la religion

Les premières luttes sont menées contre les gouvernements, fédéral et provinciaux, pour qu’ils respectent le bilinguisme canadien. Quand le Manitoba, en 1890, établit que seul l’anglais aura dorénavant le statut de langue officielle, quand, en 1912, on limite l’enseignement du français aux deux premières années du primaire en Ontario (règlement 17), quand le gouvernement fédéral imprime des timbres et des billets de banque en anglais seulement, les francophones du Québec se sentent attaqués et ressortent l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (qui établit l’égalité des langues au Parlement). « Il faut que l’on comprenne bien aujourd’hui qu’il y a au pays deux races[4] ayant les mêmes droits et jouissant des mêmes privilèges. Il faut que l’on sache bien que les deux langues ont les mêmes droits » (p. 153), dit Armand Lavergne dans un discours contre le règlement 17 en Ontario. Ce même Armand Lavergne fait adopter la première loi provinciale sur la langue, loi qui oblige les entreprises à servir les clients aussi en français. C’est la première étape du combat pour les droits linguistiques.

On ne se limite pas à attaquer les gouvernements. On reproche aux marchands (surtout francophones) leurs enseignes et leurs catalogues uniquement en anglais, aux clients francophones de s’adresser en anglais aux commis (francophones) des magasins, aux patrons d’obliger leur personnel à n’employer que l’anglais pendant leur travail. On s’insurge aussi contre le terme French Canadian patois inventé par les Canadiens anglophones, qui l’opposent au Parisian French.

La défense du français mène quelquefois à des bizarreries. Quand Francis Bourne, alors archevêque de Westminster, propose en 1910 d’angliciser l’Église catholique canadienne, Henri Bourassa lui rétorque que « la meilleure sauvegarde de la foi, c’est la conservation de l’idiome dans lequel, pendant trois cents ans, [les Canadiens] ont adoré le Christ » (p. 112). C’est ainsi que, prétend-on, s’est créée cette idée de la-langue-gardienne-de-la-foi. L’union de la langue et de la foi était pourtant déjà dans l’air, puisqu’elles étaient toutes deux alors liées à la notion de nation. En 1895 déjà, Adjutor Rivard écrivait : « C’est [la langue] qui nous distingue, qui garde nos croyances et nos mœurs […] » (p. 68), ce qui n’est pas bien loin de ce qu’a dit Bourassa. Cette locution figée sera reprise ad nauseam par la suite. Dès 1915, Olivar Asselin dénonce cette union de la langue et de la foi : « Au fond, il n’y a probablement pas plus de raison d’établir une corrélation entre le patriotisme canadien-français et la foi catholique. » (p. 161) Mais il faudra bien plus de temps et d’efforts pour déraciner cette idée reçue. À preuve, Léo-Paul Desrosiers revient en 1922 avec les mêmes éléments éculés, caricature de ce que dénonçait Asselin : « Depuis très longtemps en effet, nous défendons le catholicisme et le français, d’une même lutte, d’un même effort, d’une même volonté, d’une même énergie toujours triomphante. Nous sommes portés à les mêler l’un à l’autre. » (p. 203)

Les consensus

Il y a unanimité – ou presque – chez les auteurs sur deux plans : nous devons conserver le français et en éradiquer les anglicismes qui le déparent. Le français, nous le conservons parce qu’il vient du passé, qu’il est la langue de nos pères. C’est du français glorieux du XVIIIe siècle que l’on parle. En 1912, Étienne Lamy y va de son « Le nom d’universelles a, tour à tour, été donné à trois langues : la grecque, la romaine, la française » (p. 124). C’est encore du français du passé que l’on parle quand, au début de la période étudiée, les auteurs font de notre français québécois la langue de Louis XIV, celle de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de Molière ou de Pascal, bref celle des siècles précédents, du « grand siècle » (p. 93), dira Lionel Groulx. En 1923, Léon Lorrain écrit qu’ « il faudra du temps et de la patience pour désillusionner ceux qui vont répétant que nous parlons le français de Louis XIV » (p. 219). Effectivement, en 1943, Jean-Marie Laurence doit le répéter.

La seule voix discordante quant à la conservation du français est celle d’Adélard Desjardins (dont les lettres, refusées par les journaux, devront être publiées à compte d’auteur en 1934), qui propose l’assimilation des Canadiens français, puisque l’anglais est la « langue nécessaire et suffisante dans tout le Canada » (p. 266). Cette invitation à la démission allait tellement à contre-courant de l’élan patriotique du début du XXe siècle qu’on a voulu la taire.

Nos intellectuels s’entendent aussi sur la nécessité d’éradiquer les anglicismes de la langue parlée et écrite au Canada français. « L’anglicisme, voilà l’ennemi » (p. 52), proclame Jules-Paul Tardivel en 1879, et tous de lui emboîter le pas. De la droite conservatrice à la gauche libérale, on s’attaque à l’anglicisme de signification, à la tournure de phrase et au vocabulaire anglais qu’ont empruntés en bloc les métiers, les industries et les professions. Arthur Buies écrit déjà en 1888 : « Ici, le commerce, l’industrie, la finance, les arts, les métiers et jusqu’à l’éducation, jusqu’aux habitudes, jusqu’à la façon de dire « Bonjour » et de se moucher, tout est anglais. » (p. 58) Le même jugement revient sous différentes plumes jusqu’à la fin de la période étudiée, où Jean-Marc Léger voit la cause de ce langage « terne, figé, pétri d’américanismes et d’anglicismes » dans une société « résignée, étroitement traditionaliste, imitatrice servile de ses voisins, sourdement minée par une lente démission » (p. 468).

Bilinguisme et traduction

Le bilinguisme étatique était, on l’a vu, réclamé par les premiers défenseurs de la langue au Québec. On croit alors qu’il est suffisant à la survie du français au Canada. Puis, progressivement, certains se rendent compte que le bilinguisme est un marché de dupes. Paul Bouchard le dit en 1936 : « Quoi que nous fassions, nous serons toujours dans le Dominion canadien la minorité ethnique obligée de subir la pression politique et économique de la majorité saxonne. » (p. 301) De plus, et comme corollaire à la domination de l’anglais qui s’étend encore avec l’urbanisation et l’industrialisation, la plus grande partie de ce qui est à lire en français est traduite. « Nous vivrons, intellectuellement, peu importe à quel degré, quand nous produirons autre chose que des traducteurs » (p. 290), écrit Desrochers en 1934. Lorrain le redit en 1936 : « Nous sommes un peuple de traducteurs » (p. 473) ; en 1953, André Laurendeau insiste : « […] nous avons deux langues au Canada : la langue… anglaise et la langue bilingue. […] Nous sommes de la race des bilingues. Une drôle de race consentante et accommodante. […] La langue populaire parle des cocus contents. Nous autres, nous sommes des bilingues satisfaits. » (p. 415-416) Pierre Daviault ajoute en 1957 : « […] ce sont les traducteurs qui créent la plupart des anglicismes dont notre langue est infestée. […] nous ne pensons plus français ni anglais, nous pensons traduction » (p. 474-475).

Pour sortir du bilinguisme et de la traduction, les auteurs mettent de l’avant des solutions nouvelles et parfois avant-gardistes pour l’époque. C’est ainsi que Lucien Parizeau, en 1934, propose la création d’un Office provincial de la linguistique qui gérerait la langue administrative, législative, etc., et duquel dépendraient les publications des ministères et la langue d’affichage. (L’Office de la langue française, chargé de ces fonctions, ne sera créé qu’en 1960.) Le Québec, seule province bilingue à l’époque, devient dans l’esprit de plusieurs auteurs le seul lieu où le français puisse vraiment s’ancrer. En 1915, Olivar Asselin avance que « le moyen le plus sûr d’assurer la survivance du français en Ontario est de faire du Québec un foyer intense de culture, de vie, de pensée française » (p. 162). C’est aussi ce que dit Laurendeau en 1955 : « […] la seule place où un Canadien français peut se sentir chez lui, c’est le Québec » (p. 461). (Cette idée ressortira des États généraux du Canada français de 1967.) Plusieurs auteurs proposent également que l’anglais ne soit plus enseigné à l’école dès le début du primaire, de façon à donner une plus grande place à l’enseignement du français, parce que « ce n’est que lorsqu’on connaît vraiment une langue […] que l’on peut, par transposition, en apprendre d’autres » (Guy Sylvestre, p. 366). Cette question du moment où l’on doit apprendre l’anglais aux enfants est encore discutée aujourd’hui.

Le canayen et le français de Paris

Beaucoup des auteurs présentés ne sont pas tendres pour le français parlé et écrit au Québec. Certains lui reprochent, outre ses anglicismes, tantôt sa prononciation, tantôt ses archaïsmes ou ses particularismes – c’est le cas de Louis Fréchette, qui a popularisé le terme canayen à cet effet. D’autres au contraire le louent ; Camille Roy, par exemple : « Nous avons des archaïsmes charmants qui n’ont plus cours là-bas et qu’il faut garder, précieux comme de vieilles monnaies qui portent encore l’effigie de la France ancienne […] » (p. 182). Les premiers ne voient pas d’autre français que celui que l’on utilise en France ; ici on parle donc une « langue monstrueuse » (Buies, 1874, p. 48). Pour les seconds (dont le plus caricatural est sans doute Lionel Groulx), nous parlons le français de Louis XIV, et nos régionalismes sont « les fraîches exhalaisons d’une âme neuve et d’un pays nouveau » (Groulx, p. 97). Les premiers craignent notre isolement linguistique et culturel, avec « une petite langue à nous autres tout seuls » (Lorrain, p. 222), et proposent que l’on se rapproche de la langue promue par l’Académie française. Les expressions canadiennes n’ont pas besoin de la sanction de l’Académie, rétorquent les seconds. Doit-on employer ici l’argot parisien, qui n’a rien à voir avec notre mode de vie ? N’aurions-nous pas le droit d’employer ce que Claude-Henri Grignon appelle « des mots à nous » (p. 249) ? Il faudra attendre l’arrivée de véritables linguistes pour en venir à une position plus nuancée. Ainsi Louis-Alexandre Bélisle dira-t-il en 1957 : « Nous ne parlons pas une langue nouvelle, mais nous parlons un français différent dans ses mots » (p. 462), ou encore, « Il n’est pas question pour autant que le français des Canadiens devienne une langue à part […] » (p. 464).

Les débats littéraires

La question de la langue se trouve au Canada intimement liée à celle de la littérature. Les Camille Roy et autres Lionel Groulx qui s’extasient devant la langue pure de nos campagnes seront donc partisans d’une littérature régionaliste qui utilise la langue locale. Et la littérature sera en quelque sorte au service de la langue. « Notre littérature canadienne peut donc rendre à notre parler ce service extérieur : le faire rayonner au-dehors, prolonger au-delà de nos frontières son harmonie » (p. 179), écrira Roy en 1916 ; la littérature devient un miroir, elle exprime « l’âme d’un peuple » (p. 180). Face à ces régionalistes se dressent les exotiques, qui réclament « la liberté d’expression, l’art avant la patrie, l’humanité avant la province » (Victor Barbeau, p. 194 – on doit d’ailleurs à Barbeau le titre du premier volume de l’anthologie, Les douaniers de la langue ; c’est ainsi qu’il traite ses adversaires régionalistes.) Ce premier débat littéraire du XXe siècle canadien est surtout un débat idéologique.

Vers 1930, la question se pose autrement : comment se fait-il que notre littérature soit si pauvre ? Albert Pelletier, Claude-Henri Grignon et Alfred Desrochers proposent de canadianiser la langue, ce qui fera l’originalité de notre littérature. Dantin (pseudonyme d’Eugène Seers), Lucien Parizeau et Jean-Charles Harvey s’y opposent ; Parizeau voit la nécessité que notre littérature se mette « à la remorque d’une métropole spirituelle » (p. 276), qui sera évidemment Paris. Pour Grignon, c’est une question de réalisme : on ne saurait faire parler nos habitants comme des Parisiens. Dans le cas de Desrochers, la rupture est plus profonde, à la fois personnelle et collective. Il prétend qu’il lui est impossible d’écrire en bon français et que « nous avons perdu un tel terrain vis-à-vis du français moderne que nous ne pourrons jamais le reconquérir » (p. 297). Il va jusqu’à prédire l’éclosion ici d’une langue nouvelle, dont les relations avec le français seront celles que le français entretient avec le latin. En 1950, le jugement de Pierre de Grandpré à cet égard sera sans appel : notre littérature lassera « si tout ce qui vient de chez nous… sert d’étalage à nos singularités linguistiques » (p. 385). L’écrivain Jean Pellerin, en 1957, propose, lui, une formule mitoyenne, « une langue rigoureusement soumise aux cadres de la syntaxe traditionnelle et enrichie d’apports provinciaux » (p. 481).C’est dans ce contexte, dans un contexte où Félix-Antoine Savard peut dire de Mallarmé et consorts qu’ils « ont réduit la langue à n’être plus qu’un bizarre arrangement de mots » (1955, p. 453), que Claude Gauvreau publie ses premiers textes. Il n’est évidemment pas compris. Qu’on triture la langue, qu’on en fasse un outil concret pour exprimer sa singularité (« la réalité, c’est le singulier… le singulier ne s’exprime pas par le général » – Gauvreau, 1951, p. 431) n’est tout simplement pas recevable quand la société en est à se demander s’il faut écrire comme on parle à Paris ou à Montréal. Un seul article, celui de Clément Marchand, fait l’éloge de Gauvreau : « Les révoltes parfois lettristes de Gauvreau dévaluent presque complètement toutes les audaces d’expression avouées jusqu’ici chez nous. » (p. 500)

*  *  *

J’ai beaucoup appris en lisant le premier tome de La langue au quotidien. Bien sûr, les textes qu’on y présente n’ont pas tous le même intérêt ; bien sûr, certaines coupures dans les textes laissent le lecteur sur sa faim. Mais toute anthologie suppose des choix difficiles, et toute bonne anthologie doit donner au lecteur envie d’en savoir plus. C’est le cas de celle-ci, qui, de plus, offre une bibliographie intéressante, présente une introduction pour chacun des auteurs ou presque et utilise un système de renvois efficace. C’était un pari difficile que de se limiter à la presse pour aborder le vaste domaine des combats et des débats sur la langue au Québec pendant presque cent ans. Karine Cellard et Karim Larose ont tenu ce pari. * * *

  1. Éditions Nota bene, Québec, 2010, 544 p. [Retour]
  2. Guy BOUTHILLIER et Jean MEYNAUD, Le choc des langues au Québec 1760-1970, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 1972, 767 p. [Retour]
  3. Ce premier tome se clôt avec le cahier spécial du Devoir sur la langue et la culture au Québec de juin 1957 et le débat autour des positions de Claude Gauvreau, qui tous deux annoncent une nouvelle étape des débats et des combats. [Retour]
  4. Eh oui ! on a longtemps parlé de races avant d’en venir aux groupes ethniques  ! [Retour]

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