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Nouvelle grammaire et analyse littéraire

Nouvelle grammaire et analyse littéraire

Introduction

Lorsqu’ils font une analyse littéraire, les élèves ne s’aventurent pas d’emblée dans l’analyse syntaxique. Ils élaborent volontiers le plan textuel, l’analyse thématique, le traitement des champs lexicaux et des figures de style, mais ils voient difficilement ce qu’ils pourraient dire de la structure des phrases, dont ils n’ont généralement qu’une vision intuitive et abstraite.

Grâce au modèle de base, les élèves formés à la nouvelle grammaire ont une vision bien différente des relations syntaxiques qui s’établissent entre les constituants de la phrase. En comparant les phrases qu’ils lisent à ce modèle, ils peuvent mesurer l’écart qui existe entre chacune d’elles et la phrase de base ; ils parviennent ainsi à reconnaître toutes les variétés de constructions de phrase de la langue française. D’intuitive qu’elle était, leur connaissance de la syntaxe devient précise et rigoureuse.

Cette capacité à mesurer l’écart syntaxique entre une phrase réalisée et la phrase standard est d’une absolue nécessité en analyse littéraire pour saisir l’expressivité d’un texte littéraire. Un exemple suffira. Dans la phrase de La Fontaine Adieu, veau, vache, cochon, couvée, la norme voudrait qu’on ait un groupe sujet, un groupe verbal ainsi qu’un déterminant devant chaque nom. L’écart se trouve dans l’effacement des deux constituants obligatoires et des déterminants. Or une telle structure syntaxique crée l’impression que le rythme de la phrase s’accélère, à l’image même de l’écroulement du rêve de Perrette.

Cet exemple illustre deux étapes de travail : la première consiste à identifier la structure syntaxique (en mesurant son degré de conformité avec le modèle de base) et la deuxième, à découvrir quel sens ou quel effet cette structure (ou l’écart obtenu) apporte au texte. Par ses connaissances en nouvelle grammaire, l’élève est apte à assurer la première étape. Il revient ensuite au professeur d’amener l’élève aux interprétations qu’il peut faire à partir de ses propres constatations.

Intention

Nous effectuerons ici l’étude d’un texte de Baudelaire, en ne considérant que la structure des phrases. Nous voulons démontrer que le recours à la nouvelle grammaire, particulièrement au modèle de base — que nos élèves connaissent de mieux en mieux — facilite l’analyse syntaxique d’un texte littéraire.

Il s’agit d’une tentative modeste et sans prétention. Nous espérons qu’elle sera reçue par le lecteur comme une invitation à explorer les possibilités d’utilisation de la nouvelle grammaire en littérature, où il y a tant à faire encore.

Le joujou du pauvre[1]

[…][2]

P1 Sur une route, derrière la grille d’un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.

P2 À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. P3 Mais l’enfant ne s’occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu’il regardait :

P4 De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un oeil impartial découvrirait la beauté, si, comme l’oeil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.

P5 À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. P6 Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! P7 Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.

P8 Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.

Structure des phrases

Remarque :

Cette étape d’identification pourra paraître mécanique, voire ennuyante pour le lecteur. C’est néanmoins une étape nécessaire et combien féconde pour la suite. Il faut savoir, par contre, que ce travail devient beaucoup plus intéressant lorsqu’il est fait en classe, de manière interactive.

Modèle de base : GNs + GV + GfCP
Note : pour les besoins de l’analyse, GV sera décomposé en V + CV
Phrase 1GV+GNs (phrase inversée)
CI :Sur une route[3]
CI :derrière la grille […] par le soleil
V :se tenait
GNs :un enfant beau et frais, […] pleins de coquetterie
Phrase 2 — GV + GNs (phrase inversée)
CI :À côté de lui
V :gisait
CI :sur l’herbe
GNs :un joujou splendide […] de verroteries
Phrase 3 — Présentatif + C du Pr (construction particulière)
Ici, le narrateur fait un commentaire dont on retiendra la phrase à présentatif : voici ce qu’il regardait.
Présentatif :voici
Complément :ce qu’il regardait
Phrase 4 — CP + Pr + C du Pr (construction particulière)
CP :De l’autre côté de la grille
CP :sur la route
CP :entre les chardons et les orties
Prés. :il y avait
Compl. du prés. :un autre enfant, sale, chétif, […] de la misère.
Phrase 5 — CP + GNs + GV (CP déplacé en tête de phrase)
CP :À travers ces barreaux […], la grande route et le château
GNs :l’enfant pauvre
V :montrait
CI :à l’enfant riche
CD :son propre joujou, que celui-ci examinait […] objet rare et inconnu
Phrase 6 — GNs + Pronom de reprise + GV (phrase emphatique)
Note : Le contexte nous amène à croire que la phrase emphatique avec pronom de reprise prédomine ici sur une possible phrase à présentatif.
GNs :ce joujou, que le petit souillon agaçait, […] dans une boîte grillée
Reprise  :c’
GV :était un rat vivant
Phrase 8 GNs + GV + CP (conforme)
Note : Nous passons outre le commentaire Les parents […] de la vie elle-même, pour nous attacher au strict récit.
GNs :les deux enfants
GV (avec modif.) :se riaient l’un à l’autre (fraternellement)
CP :avec des dents d’une égale blancheur.

Rappel : Le travail d’identification que nous venons de faire est une étape de travail que l’enseignant n’hésitera pas à confier à l’élève, celui-ci — il n’est pas inutile de le répéter — en ayant la capacité.

Interprétation

L’examen de la structure des phrases révèle une intention majeure du narrateur : faire ressortir les différences, voire les oppositions, entre les deux enfants pour mieux les abolir par la suite et conclure à l’égalité entre eux. En effet, les deux premières phrases, consacrées respectivement à l’enfant riche et à son joujou, sont construites sur une inversion complète. Le complément du verbe se retrouve en tête de phrase (à gauche du verbe) alors que le groupe sujet ferme la phrase (à droite du verbe). Ce qui apparaît, ce sont d’abord les lieux, le décor, dans lequel l’oeil — comme la caméra — se promène. Par surcroît, on notera l’inversion complète dans la relative au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par le soleil, qui agit comme expansion du nom noyau jardin.

Le procédé met donc en relief la richesse des lieux : elle s’impose au lecteur par la position en tête de phrase. Mais le même procédé suscite la curiosité par le fait que le groupe sujet est renvoyé en fin de phrase : on devine que quelque chose ou quelqu’un va apparaître, ou qu’il se produira un événement. L’enfant riche et son joujou sont donc mis en évidence, eux aussi, parce que le lecteur est placé en position d’attente de ce qui va venir.

Il faut noter aussi le « poids » syntaxique (et, à un autre niveau, matériel) des GNs. Les noms noyaux « enfant » et « joujou » sont suivis de nombreuses expansions (groupes adjectivaux) qui font ressortir la richesse. Sémantiquement, l’enfant et son joujou se ressemblent ; et cette similitude est soutenue par la similitude structurale des deux phrases, qui contribue à nous faire voir l’enfant et son joujou comme des jumeaux.

L’exubérance de richesse et de beauté ne semble pas toucher les deux enfants. Le narrateur en donne l’avertissement en faisant intervenir une phrase qui joue le rôle d’organisateur textuel : et voici ce qu’il regardait. Contrairement à ce qui est donné à croire, l’enfant riche s’intéresse à autre chose. Le présentatif joue exactement son rôle : voici met en évidence l’objet d’intérêt et a pour effet, encore une fois, de piquer la curiosité du lecteur.

Comme dans les deux premières, la phrase 4 s’ouvre sur des groupes compléments, normalement placés à droite du verbe dans le modèle de base : il s’agit de trois compléments de phrase qui imposent, eux aussi, la vision des lieux. Alors que les premières phrases faisaient ressortir la richesse et la beauté, c’est de pauvreté et de laideur qu’il s’agit maintenant. Et comme pour l’enfant riche, le lecteur est mis en attente de l’enfant pauvre : le noyau un autre enfant, lui-même complément du présentatif, ferme la phrase et jouit, lui aussi, avec ses nombreuses expansions, d’un « poids » syntaxique considérable.

À son tour, la phrase 5 s’ouvre sur un complément de phrase (description des lieux encore une fois), déplacé en tête de phrase, et se ferme sur le joujou, à propos duquel l’intérêt du lecteur est à nouveau piqué (ici, davantage par la sémantique que par la syntaxe).

À cette étape, on peut avancer l’hypothèse suivante : le narrateur — nous l’avons vu — fait ressortir les oppositions, mais la similitude des constructions syntaxiques pour décrire l’enfant riche et l’enfant pauvre pourrait déjà annoncer la conclusion : aux yeux des enfants, les différences sociales n’existent pas.

Comme nous l’avons vu, la phrase 6 est construite sur une phrase emphatique. Par sa nature même, cette structure contribue à accorder une importance accrue au rat qui, finalement, est le personnage-énigme qui attirait les regards des enfants et la curiosité du lecteur.

Enfin, le narrateur conclut par une phrase complètement différente des précédentes. Elle est conforme au modèle de base, sans effet recherché, n’affichant rien de particulier sur le plan syntaxique. Il règne une sorte de climat serein et naïf, où toute opposition est abolie. Là où le regard de l’autre ne voyait qu’opposition, incompatibilité, celui des deux enfants est rieur et fraternel. Et ce sont les deux enfants qui nous l’enseignent !

Conclusion

Cette analyse est forcément incomplète. Il reste beaucoup à dire sur le choix du vocabulaire, sur la force de certaines figures de style, sur la thématique en général : le texte ne manque pas de densité.

En nous limitant à une étude strictement syntaxique, nous avons voulu démontrer que la structure des phrases, à elle seule, peut apporter une contribution majeure dans la recherche du sens ; que l’élève qui a été rompu à la grammaire nouvelle est prêt à aborder la syntaxe ; que le professeur, enfin, qui peut désormais compter sur les connaissances syntaxiques de ses élèves, ne doit pas hésiter à exploiter le filon prometteur de la syntaxe dans l’analyse de texte.

Et si parfois l’élève trouve aride et plutôt simpliste l’identification des phrases comme nous l’avons présentée ci-dessus, il ne tardera pas à en voir l’utilité lorsqu’il découvrira, cachée sous la mécanique austère de l’exercice, la beauté d’un texte aussi magnifique et émouvant.

* * *

  1. BAUDELAIRE, Charles. Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954, 1575 pages, p. 307. Retour
  2. Baudelaire fait précéder son récit d’un long paragraphe où il s’adresse au lecteur et livre son intention ; nous n’avons retenu que le récit lui-même afin de demeurer dans l’unité de la création. Pour la même raison, nous avons enlevé un second paragraphe, où Baudelaire quitte momentanément son récit pour glisser un commentaire. Retour
  3. Les quatre groupes Sur une route / derrière la grille… (phrase 1) et à côté de lui / sur l’herbe… (phrase 2) sont présentés comme des compléments indirects du verbe. Plusieurs s’en étonneront peut-être, croyant qu’il s’agit de compléments de phrase. Notre choix est fondé sur le fait que, lorsqu’on les efface, les deux phrases deviennent agrammaticales : *Un enfant se tenait / *Un joujou gisait. Dans le présent contexte, ces deux verbes ont besoin d’un lieu pour se réaliser syntaxiquement.Cela dit, même s’il s’agissait de compléments de phrase, on obtiendrait le même effet stylistique : dans le modèle de base, les compléments du verbe et les compléments de phrase sont placés à droite du verbe ; tout déplacement à gauche est susceptible de produire un effet stylistique. Retour

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