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L’alphacollégisme

L’alphacollégisme

Linguiste et didacticien, Robert Sarrasin a travaillé pendant plusieurs années en tant que conseiller pédagogique au Conseil de la nation atikamekw[1]. Le présent article est le résumé de la conférence qu’il a donnée à l’Intercaf du printemps 2009, laquelle portait sur l’alphacollégisme, ou la rencontre entre l’alphabétisation et les études collégiales.

Problématique

Parmi les élèves amérindiens qui accèdent au collégial et qui ont fait l’essentiel de leurs études dans leur communauté, plusieurs démontrent en lecture-écriture des lacunes plus ou moins graves susceptibles de compromettre leurs possibilités de cheminement, ce qui les amène souvent à abandonner leurs études après une première session ou une première année (tableau 1).

Tableau 1
Diplomation et niveaux de scolarité dans la population autochtone, au Québec et au Canada (2006)[2]
 Autochtones
du Québec
25-64 ans
Québec
y compris les autochtones
Canada
y compris les autochtones
SANS DIPLÔME35,8 %17,1 %15,4 %
Diplôme d’études secondaires (DES)16,6 %21,1 %23,9 %
Certificat ou diplôme d’école de métier21,4 %18,1 %12,4 %
Certificat ou diplôme collégial14,4 %17,5 %20,3 %
Certificat ou études universitaires sans baccalauréat4,0 %5,4 %5,0 %
Baccalauréat et plus7,8 %20,8 %22,9 %
TOTAL AVEC DIPLÔME64,2 %82,9 %84,5 %

Le français comme langue seconde

Un grand nombre de ces cégépiens en difficulté ont étudié en français, bien qu’ils ne soient pas des francophones de naissance. Parmi les populations autochtones (tableau 2), plusieurs ont encore un taux élevé de conservation de la langue ancestrale, et la transmission naturelle à la jeune génération continue de se faire. Chez les Atikamekws, ce taux est de l’ordre de 95 % – on observe cependant une baisse rapide parmi les enfants qui vivent en contexte urbain, à cause de leur immersion dans un environnement francophone. Chez les Inuits du Québec, la proportion est du même ordre. Chez les Innus de la Basse-Côte-Nord, la grande majorité continue à parler la langue. Enfin, chez les Cris également, la langue est encore parlée par la majorité de la population, quoique les adolescents aient tendance à parler de plus en plus en anglais. Dans tous ces cas, le rapport entre les langues est nettement de nature diglossique, la langue seconde étant celle de l’instruction et des contacts extérieurs et la langue maternelle, celle des échanges quotidiens informels. Mais partout, celle-ci est menacée. Pour contrer cette tendance, des programmes d’enseignement bilingue au primaire ont été mis sur pied, notamment chez les Inuits, les Atikamekws et les Cris. Les résultats, bien qu’intéressants, ne sont jamais définitifs, car les langues minoritaires vivent en état défensif.

Tableau 2
Population autochtone au Québec (2007)[3]
NationsTotalRésidentsNon-résidents
Abénaquis2 0913761 715
Algonquins9 6455 5754 070
Atikamekws6 3215 328993
Cris16 15114 4231 728
Hurons-Wendats3 0061 3101 696
Innus16 19911 4444 755
Malécites786786
Micmacs5 1042 5402 564
Mohawks16 72713 8382 889
Naskapis67362746
Amérindiens inscrits et non associés à une nation84183
TOTAL AMÉRINDIENS76 78755 46221 325
Inuits10 4649 714750
TOTAL AMÉRINDIENS + INUITS87 25165 17622 075

En 1999, un rapport interne du Centre d’aide du cégep d’Alma signalait déjà ceci : « Un étudiant autochtone prendra toujours plus de temps pour faire ses lectures. Ceci est dû aux nombreux mots inconnus, qu’il faut expliquer, et à quelques structures syntaxiques plus complexes et difficiles à saisir. Quelques références à des réalités culturelles et historiques doivent aussi être précisées[4]. » Le rapport mentionnait de plus des lacunes en production syntaxique et en structuration des textes. Un document de 2009 du Conseil de la nation atikamekw destiné aux enseignantes et aux enseignants des ordres secondaire et postsecondaires ayant des étudiants atikamekws, souligne que ceux-ci ont souvent de bonnes connaissances lexicales de base, mais recommande tout de même d’expliquer les concepts, de donner des mots de la même famille, de présenter divers contextes d’utilisation, de visualiser si possible[5]. Si les difficultés de vocabulaire et de syntaxe sont typiques de la langue seconde, celle-ci n’a pas grand-chose à voir, par exemple, avec la capacité de structurer un texte ou d’organiser ses connaissances en fonction d’indices langagiers et conceptuels : un facteur plus général entre en jeu.

De l’alphabétisation à la littératie

Le cheminement de l’alphabétisation vers la littératie demeure incomplet chez les étudiants éprouvant de sérieuses difficultés, et chez quiconque, du reste, Amérindien ou pas, ayant une trajectoire comparable. C’est ce qu’on pourrait appeler l’alphacollégisme. Grosso modo, l’alphabétisation consiste à acquérir les compétences liées à l’écriture et à ses codes d’usage dans les textes courants afin de pouvoir fixer sa pensée. La littératie, pour sa part, sollicite le langage, les ressources de la langue, pour élaborer la pensée et lui donner forme. En alphabétisation, la langue est l’outil d’expression d’une pensée préalable, en quelque sorte ; en littératie, c’est un instrument heuristique dont la pensée est le fruit, tout comme en art on évolue de l’exécution à l’interprétation et à la composition. Mais quelle pensée ?

Le type de pensée qui sous-tend la structuration de l’information dans notre société repose sur un traitement essentiellement abstrait de la connaissance. L’abstraction n’est pas absente du processus d’alphabétisation, mais elle se déploie davantage dans la littératie. Celle-ci se caractérise par le recours systématique à des taxonomies décontextualisées et à des techniques sophistiquées d’investigation du savoir (la méthode scientifique, la philosophie), ainsi que par la production d’une grande variété de types de textes correspondant à une diversité de contextes, ce qui sollicite intensivement toute une panoplie de capacités métacognitives. Or, le passage de l’alphabétisation à la littératie résulte en grande partie de déterminants socioculturels.

L’écrit en contexte amérindien

Hormis le contexte scolaire, l’écrit est peu présent dans la vie sociale des Amérindiens et il se limite essentiellement aux usages professionnels. Certaines communautés ont un journal ou un bulletin local, mais les journaux et les revues de l’extérieur circulent peu. Cependant, Internet comme source de lecture est en train de changer les habitudes rapidement. Les jeunes et leurs parents comprennent de plus en plus l’importance de la scolarisation. Malgré cela, l’écriture, et par ricochet le savoir livresque, sont encore perçus par plusieurs comme un élément étranger à la vraie culture autochtone, qui, elle, est orale. Le contraste entre culture orale et culture écrite est substantiel, mais un fait historique largement oublié nous fait comprendre que cette dichotomie est tout autant une conséquence qu’un principe causal. Les langues amérindiennes ont commencé à être écrites dès le régime français. Moins de deux siècles après l’arrivée de Champlain, des grammaires et des lexiques existaient pour la plupart des grandes langues : le huron, l’algonquin ou ojibwé, le mohawk, le micmac, l’innu et l’inuktitut. À la fin du 18e siècle et durant le 19e, le taux d’alphabétisation populaire en langue amérindienne chez plusieurs de ces peuples égalait (ou dépassait, dans certains cas) celui des couches populaires au Québec, longtemps analphabètes. L’interdiction de la langue ancestrale dans les écoles fédérales et les pensionnats au 20e siècle a brutalement interrompu cette transmission. Qui plus est, l’accès à l’écrit s’identifiait désormais à l’accès à une langue seconde, imposée dans un contexte cœrcitif ; par défaut, l’oral a continué alors à occuper tout le champ de la culture et à en constituer l’unique symbole.

Dans n’importe quelle société, le passage du nomadisme à la sédentarisation modifie profondément la culture ; cette transformation est toujours en cours chez les Amérindiens. La littératie reflétant le lien naturel entre un certain type de pensée, l’organisation sociale qui l’engendre et son expression linguistique, on comprend alors que les communautés, chevauchant deux cultures et, qui plus est, aux prises avec le sous-développement et un chômage chronique, n’offrent pas encore une large gamme de conditions propices à son apprentissage. Les réticences viennent aussi de la conscience du fait que si la littératie est un trait dominant de nos sociétés, elle ne peut prétendre englober toute la culture ni toutes les cultures.

Les ateliers de mise à niveau linguistique

Étant donné les multiples besoins de formation, deux priorités s’imposent. D’abord, un enrichissement massif du lexique, à l’aide de textes variés, en se focalisant sur les liens linguistiques et conceptuels entre les mots et les liens thématiques dans les textes. Cette recherche systématique de liens constitue une véritable méthode de travail, pour en arriver à une structuration des connaissances rendant possible l’assimilation de milliers de mots nouveaux. Ensuite, il faut dès le début développer la conscience métalangagière des étudiants, afin qu’ils puissent saisir les rapports entre les ressources de la langue, la construction des discours et l’expression de la pensée, et que l’étude des formes linguistiques par l’intermédiaire de textes complexes prenne tout son sens. Le droit à l’éducation, c’est aussi le droit de comprendre et de se faire expliquer selon ses besoins. Après, pourquoi pas Ronsard ? Mais seulement après.

* * *

  1. NDLR – L’Office québécois de la langue française recommande la forme francisée attikamek. Robert Sarrasin privilégie cependant l’orthographe atikamekw, qui est celle généralement utilisée par la communauté atikamekw, notamment par le Conseil de la nation atikamekw. [Retour]
  2. Résultats compilés par Nicole Audy (Conseil de la nation atikamekw) à partir des données du recensement de 2006 de Statistique Canada. Ces données ne permettent pas de distinguer le nombre de diplômés qui résident ou ne résident pas en communauté. [Retour]
  3. Données tirées du recensement de 2006 de Statistique Canada. [Retour]
  4. F. THIBAULT, Rapport, Cégep d’Alma, mai 1999. [Retour]
  5. N. AUDY et J. LEMAY, Trousse d’information pour les enseignants d’apprenants atikamekw, Services éducatifs, linguistiques et culturels, Conseil de la nation atikamekw, La Tuque, août 2009. [Retour]

QUELQUES RÉFÉRENCESGAUTHIER, Roberto. Le rapport à l’institution scolaire chez de jeunes Amérindiens en fin de formation secondaire : Contribution à la compréhension du cheminement scolaire chez les autochtones, Thèse (Ph.D.), Université du Québec à Chicoutimi, 2005 bibvir.uqac.ca/theses/24613872/24613872.pdf (PDF).

SARRASIN, Robert. « Bilinguisme et biculturalisme chez les Atikamekws », Revue canadienne d’éducation, volume 19, numéro 2, 1994 www.scee.ca/RCE/Articles/RCE19-2.htm.

SARRASIN, Robert. « L’enseignement du français et en français en milieu amérindien au Québec : une problématique ethnopédagogique », Revue canadienne de linguistique appliquée, volume 1, 1998 awww.aclacaal.org/ReVol1.htm#Art4.

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