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De quelques emprunts anciens à l’arabe, au turc et au néerlandais

De quelques emprunts anciens à l’arabe, au turc et au néerlandais

Curiosités étymologiques
Le présent article est le premier d’une série de quatre portant sur les emprunts aux langues étrangères. Longtemps titulaire du cours d’histoire de la langue dans le programme de Lettres et auteur de cette chronique depuis déjà un an, Gaétan Saint-Pierre nous instruira sur l’étymologie de mots qui, en prenant parfois des détours surprenants, se sont greffés au vieux tronc français.
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ès les XIe et XIIe siècles, c’est-à-dire dès l’ancien français, les relations commerciales établies avec l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, mais aussi avec les Pays-Bas, introduisent des mots orientaux, principalement arabes (algèbre, chiffre, douane, jupe, magasin, sirop, etc.) et des mots néerlandais (bâbord et tribord, bière, paquet, vacarme, etc).

Échec fruit du hasard

Échec et hasard sont deux mots d’origine arabe rattachés étymologiquement au domaine du jeu et introduits dans la langue française au Moyen Âge.

Le mot échec est, dès l’origine, associé au jeu d’échecs et aux pièces qui le composent. Échec (eschecs, fin XIe) vient, par l’espagnol, du mot arabe d’origine persane shâh « roi » dans la locution shâh mat « le roi est mort », formée de l’arabo-persan shâh et du mot arabe mat « mort » (d’où échec et mat). Le mot échec désigne d’abord l’exclamation du joueur d’échecs prévenant son adversaire que son roi est menacé. Dès le XIIIe siècle, le sens du mot passe de celui de situation du roi menacé (aux échecs) à celui, figuré, de « position difficile, obstacle » qu’on trouve dans les locutions faire échec ou tenir en échec, puis s’étend à celui de « revers » ou « insuccès » (une tentative vouée à l’échec). Échec a eu pour dérivés le nom échiquier (eschaquier, milieu XIIe) et l’adjectif échiqueté (XIIIe), terme de blason signifiant à l’origine « divisé en cases de différentes couleurs » (comme l’échiquier) et qui a aussi donné déchiqueter (milieu XIVe). Chose étonnante, le verbe échouer n’a aucun lien étymologique avec échec, même si les deux mots sont aujourd’hui perçus comme parents. Échouer (XVIe), d’origine douteuse, pourrait venir du verbe échoir, de souche latine, ou du normand escouer. Ce qu’on sait, toutefois, c’est que échouer est d’abord un terme de navigation signifiant « toucher le fond par accident ». Puis, à partir du XVIIe siècle, le verbe, sous l’influence d’échec, prend le sens figuré de « ne pas réussir ».

Quant au mot hasard (hasart, XIIe), c’est un emprunt, par l’intermédiaire de l’espagnol azar, à l’arabe az-zahr signifiant proprement « le dé ». Au Moyen Âge, hasard désigne au départ le jeu de dés lui-même, et ensuite un coup favorable à ce jeu. Le mot prend, au XVe siècle, le sens de « risque, danger, péril » qu’on trouve dans les dérivés hasarder (début XVe) et hasardeux (milieu XVIe) : une entreprise hasardeuse. Puis, du sens de « risque », on passe à celui d’« événement fortuit », de « coïncidence » (leur rencontre est un pur hasard), et enfin, à celui de « ce qui arrive sans raison logique », « ce qui est imprévisible » : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (S. Mallarmé).

Turban et tulipe

Les mots turban et tulipe viennent tous deux du même mot turc d’origine persane. Voici la petite histoire d’un doublet turco-persan.

Turban (fin XVe) vient, par l’italien turbante, du turc tülbend, lui-même issu du mot persan dûlband signifiant « turban ». En français, le mot garde le même sens et sert à nommer une coiffure masculine constituée d’une longue pièce de tissu enroulée autour de la tête. Le mot désigne aussi, par extension, une coiffure féminine (rappelant le turban oriental) à la mode au début du XIXe siècle et pendant les années 1940 en France. Le dérivé enturbanné (milieu XVIIe) est étroitement rattaché au sens premier du mot. Enfin, turban est utilisé, par analogie, pour qualifier des coquillages et des fleurs dont la forme rappelle celle du turban (un lys turban, par exemple). Or, ce sens imagé du mot turban était déjà relevé dans le turc tülbend, d’où, on va le voir maintenant, le mot tulipe. Tulipe (tulipan, début XVIIe) est un emprunt au même mot turc d’origine persane tülbend « turban », s’appliquant aussi, par métaphore, à une fleur en forme de turban, à une « (fleur) turban ». Tülbend, emprunté sous la forme tulipan, est devenu tulipe durant le premier quart du XVIIe siècle, époque où la mode de la culture des tulipes commença à gagner l’Europe.

Échoppe, produits en vrac et métier de boulanger

Parmi les noms de lieux associés au commerce, on trouve, à côté de mots courants comme magasin (XIVe, de l’arabe makhâzin) et boutique (XIIIe, par le provençal botica, du grec apothêkê qui a aussi donné apothicaire), le mot échoppe, d’origine néerlandaise. Échoppe (escope, XIIIe) vient du néerlandais shoppe « petite boutique ». En français, le mot conserve un sens proche du sens étymologique et désigne une baraque, une boutique ou un petit atelier (l’échoppe d’un cordonnier) sans doute avec l’influence de l’anglais shop « magasin », de même origine que le néerlandais shoppe.

Si la locution en vrac évoque aujourd’hui l’idée de « désordre » (des arguments donnés en vrac) ou de « sans emballage » (noix en vrac), il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, vrac (waracq, XVe) est un emprunt au néerlandais wrac signifiant « mauvais, corrompu, avarié ». Le mot s’applique d’abord, comme adjectif, aux harengs (du hareng vrac), désignant des harengs mal salés, gâtés, mauvais… et, par conséquent, non rangés dans les barriques. Le terme s’applique ensuite à diverses marchandises, et on passe alors, par glissement de sens, de l’idée de « mauvaise qualité » à celle de « pêle-mêle », « sans emballage », sans la moindre connotation dépréciative : elle achète son thé en vrac.

Quant au boulanger, dont le métier est de faire le pain et de le vendre, c’est étymologiquement quelqu’un qui fabrique des pains ronds, des « boules » de pain. Boulanger (bolengier, fin XIIe) vient, en effet, par l’intermédiaire du picard boulenc suffixé en –ier, du moyen néerlandais bolle, « pain rond ».

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