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Le «Jumelé»: une mesure efficace pour les étudiants à risque

Le «Jumelé»: une mesure efficace pour les étudiants à risque

C’est toujours la même chose : le même regard offensé, écorché des étudiants, une trentaine de paires d’yeux accusateurs, un absentéisme qui s’annonce déjà dans chacun des soupirs, ostentatoires, qui ponctuent la lecture du plan de cours, pensum dont ils ne retiennent bien sûr que les formules qu’ils jugent les plus outrageantes. Cours « non crédité ». Retard dans la séquence des cours de français obligatoires. Révision grammaticale. Autant de déclarations de guerre.

C’est qu’ils sont désormais officiellement marqués du sceau de leur incapacité langagière. Leur faiblesse en français est la seule chose qui les réunit dans cette classe. Les copains, eux, sont ailleurs, les chanceux. Dans les cours normaux.

L’humiliation, souvent, n’est pas nouvelle. Elle a marqué les études secondaires de plusieurs, qui croyaient justement l’avoir un peu semée, distanciée, fuie, en changeant d’établissement. Mais non, la revoilà, elle les rattrape ; pire, elle se fait plus visible, plus lourde. À cause d’elle, leur horaire n’est pas le même que celui des autres élèves de première année. À cause de cet être maudit ou fourvoyé qui a décidé, un jour, qu’ils devaient se hisser à un obscur et improbable « niveau ». Le mot est laid, le concept encore plus, et plutôt que de viser les cimes les plus élevées, ils slalomeront souvent, d’absences en retards, vers des gouffres où rien ne s’accorde ni ne se conjugue.

Oui, c’est toujours la même chose, et le professeur de Mise à niveau le sait, dès le premier cours ; il sent cette fuite des étudiants qui se prépare, et rêve même lui aussi, souvent, de prendre ses jambes à son cou et de déserter cette classe où, tel un prêtre dépassé, il officie dans une église bondée d’infidèles.

Voilà ce que nous avons été nombreux à raconter à Éléonore Antoniadès, Mona Chéhadé et Denyse Lemay, lorsqu’elles sont venues nous faire parler des cours de Mise à niveau, dans le cadre de leur recherche sur les étudiants à risque au collégial. Et c’est en cherchant une solution à ces constats tristes et répétitifs que l’idée du cours Jumelé s’est imposée, puis a été expérimentée avec succès aux cégeps Marie-Victorin et de Bois-de-Boulogne[1].

Modalités du Jumelé

De quel jumelage s’agit-il ici ? Du cours de Français 101 régulier à celui de Mise à niveau. Oui, vous avez bien lu : 7 heures de français par semaine[2], une sorte d’immersion en langue, données par le même professeur. Littérature, méthodologie, grammaire : tout confondu. Et ce mélange doit être profond : il ne s’agit pas ici, pour le professeur, d’adosser à son 101 régulier son cours traditionnel de Mise à niveau. Non, le jumelage est plus étroit, le résultat doit en être une entité nouvelle : le Jumelé. Qui doit ressembler, au fond, à un 101 plus lent, enrichi[3].

Il s’adresse à des étudiants — allophones ou francophones — faibles, certes, mais pas trop. Ceux et celles dont les notes de français de 5e secondaire ou les résultats au test de classement sont les plus bas doivent encore être dirigés vers des cours de Mise à niveau traditionnels[4]. En effet, il ne faut pas perdre de vue que les étudiants du Jumelé doivent, au terme de leur session, répondre aux exigences du devis ministériel pour le cours de 601-101-04. Leurs résultats, administrativement, ne tiennent d’ailleurs pas compte de la refonte opérée entre Écriture et littérature (601-101) et Mise à niveau : deux notes distinctes apparaissent à leur relevé, comme s’ils avaient suivi séparément les deux cours en question. Ainsi, tout au long du Jumelé, il faut multiplier les évaluations, pour cumuler et l’une et l’autre de ces notes finales.

Des effets positifs…

Et pourtant, ce cours ponctué d’évaluations réussit à accomplir de petites merveilles ! Les notes y sont plus élevées, et les taux d’échec, d’abandon et d’absentéisme baissent. Comment expliquer une telle réussite ? Deux causes sont à pointer. Tout d’abord, grâce aux recoupements, nombreux, entre les plans de cours de Mise à niveau et du 101[5], le professeur de Jumelé économise du temps. Ensuite, et c’est sans doute la belle surprise générée par ce projet, un changement de perception des étudiants par rapport au cours de français s’opère. Pour le mieux.

… en Mise à niveau

C’est la perception du cours de Mise à niveau, surtout, qui se trouve modifiée, pour le plus grand bonheur de tous. Ce cours n’est désormais plus vu comme une ignominieuse condamnation, mais bien comme une dernière chance consentie à l’élève, en marge de son cours 101 régulier (ou normal, comme disent souvent, symptomatiquement, les étudiants). Le professeur, alors, devient un « facilitateur » dans le rapport à la langue, un allié dans la lutte des étudiants en vue d’acquérir une certaine maîtrise du français, laquelle est rendue clairement nécessaire à la réussite du cours concomitant d’Écriture et littérature[6]. La confiance qu’ils acquièrent en leur professeur explique les efforts qu’ils acceptent d’investir dans le cours. De plus, le Jumelé permet d’annuler le retard que créait le cours de Mise à niveau dans le cheminement collégial de l’étudiant, qui perd également le sentiment d’être « ghettoïsé » d’une humiliante façon dans un cours différent.

En outre, le rapport à la Mise à niveau se trouve modifié pour des raisons pédagogiques : la révision du code grammatical ne prend plus la même forme dans un cours Jumelé. Plutôt que d’être présentée comme une matière en soi, la grammaire est souvent abordée à travers le cours de Français 101 comme un outil essentiel à la compréhension et à l’analyse des textes littéraires au programme[7]. L’étudiant voit alors clairement par quels moyens elle permet de raffiner le contenu de son analyse littéraire, compétence terminale, nous le savons tous — et les élèves aussi ! — du cours Écriture et littérature. De plus, la révision grammaticale, plutôt que de s’effectuer à travers les éternels exercices à trous, est plutôt réalisée par la voie de nombreux et systématiques exercices d’autocorrection appliqués sur les textes composés en Français 101. Elle répond aux besoins réels des étudiants en comblant leurs lacunes. La démarche de révision par l’élève est ainsi plus personnalisée et appliquée plus concrètement sur ses textes ; corollairement, elle donne souvent des résultats plus rapides, ce qui, bien sûr, augmente sa motivation.

… en Français 101

Bien sûr, ce serait mentir que d’affirmer ici que les étudiants, à l’unisson, sont ravis de revoir les participes passés et que tous, aventureux, traquent désormais les sujets et les compléments dans chacune de leurs phrases. Certains irréductibles demeurent. Et c’est alors que le jumelage prend toute sa valeur : la grammaire y sert de repoussoir au contenu littéraire, celui-ci est ainsi accueilli avec enthousiasme. On a vu, par exemple, des étudiants entreprendre fiévreusement l’étude de Molière ou de Rousseau, conscients que cette matière retardait la révision appréhendée des principales fonctions grammaticales ! C’est donc dire que le cours Écriture et littérature a lui aussi à gagner du Jumelé

De plus, comme le professeur bénéficie, nous l’avons dit, de plus de temps pour aborder la matière grâce aux recoupements entre les deux plans de cours, il peut réaliser plus d’évaluations sommatives et plus d’ateliers de rédaction en classe, ce qui prépare mieux les étudiants, assez faibles ne l’oublions pas, à l’évaluation finale. Il est également possible, dans ce temps nouveau qui s’ajoute, d’utiliser plus de supports audiovisuels pour aborder la matière du cours 101 ; les référents culturels sont ainsi rendus plus concrets pour les étudiants. Finalement, une autre façon d’employer à bon escient ce temps supplémentaire est d’aborder des points de méthodologie du travail, méthodologie qui fait souvent cruellement problème chez les étudiants à risque. Consultation en bibliothèque, gestion de l’étude, prise de notes, lecture annotée de textes : autant de stratégies méthodologiques que nous n’avons guère le temps, hélas, d’explorer dans le déroulement frénétique des quatre heures hebdomadaires du cours 101 régulier.

… sur le plan des relations interpersonnelles

Les vertus de sept heures de français par semaine avec le même professeur n’ont pas seulement à voir avec le contenu des cours donnés. La relation enseignant-élève se trouve profondément modifiée dans la dynamique d’un cours Jumelé. Le statut du professeur de français change : il joue désormais un rôle semblable à celui des professeurs de formation spécifique. Puisque l’étudiant passe avec cette personne plus de temps en classe dans la semaine qu’avec aucune autre, elle est vite perçue comme la personne-ressource par excellence dans le collège. Ce lien de confiance est ensuite amplifié par le fait que le professeur, grâce à la période de temps prolongée dont il dispose avec les mêmes étudiants, les connaît rapidement de façon fort personnelle, et que ses interventions sont plus ciblées.

En outre, le rythme plus lent du cours permet une souplesse qui favorise la consultation et la concertation avec le groupe. Il est ainsi possible de faire choisir les élèves entre diverses activités d’apprentissage, aux conséquences différentes. Cela responsabilise leur rapport à l’apprentissage et leur offre une impression de contrôle sur le contenu du cours et les activités d’apprentissage.

La relation entre les étudiants d’une même classe est aussi modifiée : les sept heures hebdomadaires de français conduisent à une socialisation accrue. La motivation à assister aux cours s’en trouve grandie, et des processus de transfert d’information entre pairs se déroulent d’une façon plus soutenue.

… sur le plan du rapport de l’élève à la langue et à la culture

La position dominante du français dans l’horaire de l’élève de Jumelé entraîne souvent aussi, par une bienheureuse analogie, une centralisation de sa préoccupation relative à son rapport à la langue et à la culture. Souvent, il entreprend plusieurs démarches personnelles d’amélioration de sa culture et de ses capacités de rédaction, démarches qui se traduisent, par exemple, par la fréquentation de la bibliothèque ou du centre d’aide en français, ou par la location de films reliés au contenu du cours de littérature. Le sentiment d’appartenance développé en classe fait aussi que les sorties au théâtre remportent un succès beaucoup plus vif dans les cours de Jumelé que dans un cours de Français 101 régulier.

Le dernier effet positif du cours Jumelé — et ce n’est surtout pas le moindre ! –, c’est qu’il peut briser le lourd sentiment de déterminisme à l’égard du français, que traînent les élèves depuis longtemps. Comme les groupes de Jumelé sont plus homogènes que des classes traditionnelles, parce qu’ils sont formés d’étudiants tous moyennement faibles en français, l’élève voit la distance (habituellement très grande) entre lui et l’élève en tête de classe, réduite ; le succès devient soudain possible. Le lien direct entre la perception positive qu’ont les étudiants de leurs compétences et leur réussite scolaire n’est plus à faire. Or, c’est justement sur cette perception d’eux-mêmes qu’influe le classement du Jumelé, avec des résultats parfois remarquables. Une étudiante du projet pilote de jumelage monté à Marie-Victorin à l’automne 1999 est ainsi devenue, trois sessions plus tard, monitrice au centre d’aide.

Quelques effets négatifs

Le Jumelé ne traîne pas avec lui qu’un lot de conséquences positives, cependant, il faut le concéder. Ainsi, il ne faut pas faire mystère que les professeurs qui participent à la mise sur pied d’un tel jumelage voient leur charge de travail accrue. Sept heures de prestation par semaine (pour une clientèle souvent difficile), cela oblige à varier les activités pédagogiques, ce qui entraîne un travail de préparation considérable. De plus, les copies à corriger entrent à un rythme soutenu, vu la multiplication des évaluations formatives. Une autre complexification de la tâche du professeur peut venir de la clientèle, à risque, de ce type de cours. Puisque les causes de la faiblesse des élèves en français sont multiples (clientèle d’allophones, d’élèves chahuteurs ou aux prises avec des problèmes parfois graves d’organisation du travail, de déficit d’attention, etc.), la gestion de classe de Jumelé demande donc une certaine dextérité.

Malheureusement, la réalité administrative reflète mal cette augmentation de travail, puisque la charge individuelle des enseignants qui donnent le Jumelé est, paradoxalement, plus basse sur le plan mathématique. En effet, l’alourdissement de la tâche (sur le plan de la correction notamment) ne peut être chiffré, et les groupes d’étudiants sont au contraire souvent plus petits que pour un Français 101 régulier. Cette C.I. trop faible entraîne pour les professeurs du Jumelé de lourdes conséquences au moment de la répartition des tâches à la session suivante.

De plus, le cours Jumelé semble poser des problèmes au Service de l’organisation scolaire[8], qui a du mal à faire entrer sept heures de français hebdomadaires dans les horaires des étudiants, et plus de mal encore à faire en sorte que les périodes de Jumelé ne soient pas étalées sur des jours consécutifs, ou placées dans des plages horaires ingrates. Une autre difficulté provient de la nécessité de former des groupes de Jumelé dont le nombre d’étudiants ne soit pas trop élevé ; 25 étudiants par classe est un nombre idéal, qui rend possible une certaine relation proche du tutorat au cours des ateliers en classe. L’expérience a montré cependant que ce nombre est rarement atteint : soit les classes sont trop grosses, et alors la capacité du professeur à répondre aux étudiants se trouve dramatiquement diminuée, soit les classes sont trop petites, ce qui entraîne, par contrecoup, une augmentation notable du nombre moyen d’élèves dans les 101 réguliers.

Finalement, mentionnons les problèmes que le Jumelé peut entraîner dans le cheminement scolaire des étudiants. Ainsi, certains ayant réussi le Jumelé peuvent trouver difficile leur intégration dans un 102 régulier, au rythme plus rapide. Il faut alors leur assurer un suivi sous forme de tutorat ou les obliger à fréquenter le centre d’aide en français. D’autres élèves, au contraire, ont plutôt des problèmes liés au fait qu’ils n’ont pas obtenu la note de passage à l’un ou l’autre des deux cours formant le Jumelé ou, dans les pires cas, qu’ils ont échoué aux deux. Ces derniers élèves (assez rares, heureusement !) prennent alors une année entière de retard dans leur cheminement, puisqu’ils sont forcés de reprendre d’abord le cours de Mise à niveau, ensuite celui de 101 régulier[9].

Conclusion : les conditions gagnantes…

Ces derniers éléments négatifs ne doivent cependant pas faire oublier les vertus, nombreuses et impressionnantes, du cours Jumelé. Cette formule s’est, en effet, révélée des plus enthousiasmantes, puisqu’elle permet de vraiment remédier aux problèmes de certains étudiants moyennement faibles et même, dans plusieurs cas, de percevoir une évolution tangible du rapport au français et à la littérature chez les élèves. En ce sens, d’ailleurs, cette expérience devrait obliger à une sérieuse remise en question de la gestion des cours de français du collégial. En effet, le Jumelé n’accomplit aucun miracle ; il ne fait qu’assurer des conditions plus favorables d’enseignement : rythme du cours plus adapté aux besoins des étudiants, classes moins bondées, professeur titulaire d’un nombre deux fois moins élevé d’élèves et, surtout, il montre hors de tout doute que, lorsque de telles conditions sont réunies, elles mènent directement à un taux de réussite plus élevé. Même chez des étudiants qui sont, selon nos normes actuelles, ordinairement promis à l’échec…

* * *

  1. Le cours Jumelé est l’une des recommandations comprises dans le rapport de recherche intitulé La réussite en français des allophones au collégial : constat, problématique et solutions. Cette recherche, subventionnée par le Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage (PAREA) du ministère de l’Éducation du Québec et par Immigration et Métropoles, a été menée par Mona Chéhadé, Éléonore Antoniadès, Denyse Lemay, Françoise Armand et Patricia Lamarre. Deux articles concernant cette recherche ont paru dans des numéros précédents de Correspondance, en novembre 1999 (volume 5, numéro 2) et en février 2001 (volume 6, numéro 3). Retour
  2. Réparties en deux périodes de deux heures et une de trois heures par semaine. La période de trois heures permet de proposer des ateliers de rédaction. Retour
  3. La bibliographie obligatoire du cours doit refléter cet état de choses ; il est ainsi déconseillé d’utiliser à la fois un manuel de 101 et un de Mise à niveau. Les exercices de révision grammaticale doivent se faire à partir de la matière littéraire abordée en 101. Retour
  4. La littérature portant sur des expériences semblables de jumelage est d’ailleurs formelle sur ce point : elles ne s’adressent qu’à des élèves moyennement faibles. Le classement des étudiants doit donc se faire soigneusement. Un test écrit de classement est bien sûr la solution idéale. Dans le cas d’un classement à partir de la consultation des notes du secondaire, les étudiants ayant obtenu entre 65 et 75 à la note pondérée en français de 5e secondaire sont ceux visés par un cours Jumelé. Pour un classement plus valable, cette note peut être contrevérifiée par la note obtenue à l’examen ministériel. Retour
  5. Ces recoupements se font surtout dans les compétences de rédaction. L’étudiant de Mise à niveau doit savoir rédiger un type de paragraphe, qui n’est autre au fond que le paragraphe de développement de l’analyse littéraire de 101. Retour
  6. Au point où des étudiants parmi les plus faibles du 101 régulier ont manifesté leur désir d’être admis dans le Jumelé… Qui a déjà vu un étudiant demander d’être intégré en Mise à niveau ! ? Retour
  7. Force est alors de constater que le Jumelé, dans son approche, rejoint les principes de la réforme grammaticale en cours, qui prend le texte et la phrase, et non plus le mot, comme points de départ de l’étude de la grammaire. Retour
  8. Il est d’ailleurs troublant de constater que le principe du jumelage a déjà été expérimenté dans divers collèges, dans les années passées ; or si cette formule s’est toujours révélée positive sur le plan pédagogique, elle a souvent été abandonnée, cependant, à cause des difficultés administratives qu’elle soulevait. Retour
  9. Aux cégeps Marie-Victorin et de Bois-de-Boulogne, les étudiants qui obtiennent la note de passage en Mise à niveau et échouent au 101 sont placés, à la session suivante, en 101 régulier. Ceux qui échouent à Mise à niveau et réussissent le 101 sont forcés de reprendre le Mise à niveau, concurremment à leur cours de 102. L’idéal serait cependant qu’ils soient intégrés à un cours de 102 jumelé à de la Mise à niveau. Retour

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