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Le cancre devenu romancier

Le cancre devenu romancier

Parmi les professeurs de lettres, il est rare qu’une lecture soit aussi simultanée. Au plus terrible moment des corrections de la fin du trimestre dernier, lorsque mes collègues avaient le regard cerné et les yeux tout petits d’avoir lu trop de copies trop tard dans la nuit, ils ont pris quand même le temps de lire ce livre. L’heureux auteur adulé par un lectorat si fidèle ? Le prof devenu auteur, Daniel Pennac.

Pourquoi lire Chagrin d’école[1] de Pennac avec tant de ferveur au cœur d’une fin de trimestre ? Pour se divertir ? Je ne le crois pas. Il s’agit plutôt de se convaincre. De recueillir des confidences, aussi. Car Pennac, dans ce livre, parle des « cancres ». De celui qu’il fut, de ceux à qui il enseigna. Il y parle aussi devoirs à corriger, phrases à analyser, copies en retard, classes désordonnées. Et, surtout, il raconte quelques moments de grâce : classe tout entière penchée sur une page à déchiffrer comme un secret important, élève blasé que l’émerveillement de la littérature touche soudain, étudiant égaré qui entrevoit le chemin du succès. Autant d’anecdotes pleines d’humour, de tendresse, de pédagogie triomphante et de professeurs comblés : un baume pour des correcteurs épuisés.

Mais que me reste-t-il de cette lecture, quelques mois plus tard ? Un souvenir agréable, quelque chose de rapide, léger, souvent spirituel. Mais aussi un petit arrière-goût acidulé. L’impression d’avoir, certaines pages, écouté un vieil oncle un peu gâteux, qui ne comprend pas si bien les jeunes qu’il prétend décoder, et critique leur consumérisme effréné, alors que c’est lui qui semble plutôt les réduire à des porteurs de iPod et des joueurs de console Nintendo. L’impression aussi, beaucoup plus insistante que dans Comme un roman[2] (auquel Chagrin d’école emprunte beaucoup, tant dans la forme que dans le fond), que certains souvenirs de Pennac-le-professeur sont peut-être un peu trop idylliques, et certaine guérison de Pennac-l’élève-dysorthographique, un peu trop miraculeuse…

Car s’il fut aussi terrible élève qu’il le raconte dans les premières parties de son récit, menées de main de maître par un narrateur amusant et perspicace, on peut légitimement se demander, à mesure que la lecture expose son talent d’aujourd’hui, ces questions que lui-même énonce : « À quoi tient la métamorphose du cancre en professeur ? Et, accessoirement, celle de l’analphabète en romancier ? C’est évidemment la première question qui vient à l’esprit. […] La tentation est grande de ne pas y répondre[3]. » Tentation à laquelle il ne résiste pas totalement. Oh, il nous présente bien ce professeur qui, inspiré, lui réclama, au lieu de dissertations, la rédaction d’un chapitre de roman par semaine. Et ce miracle d’être amoureux, et aimé, qui le transforma profondément. Il évoque enfin quelques professeurs « habités par la passion communicative de leur matière[4]. » qui l’interpellèrent, plus tard dans sa formation. Mais c’est tout ce que l’on saura sur la transformation qui le mena du fond de la classe à la place de conférencier invité qui lui fait parcourir, aujourd’hui, les écoles françaises pour parler de ses romans.

Cette expérience de conférencier invité, cette tournée des écoles et les réflexions qu’elle lui inspire sont néanmoins les parties les plus faibles de ce livre hybride, au confluent du récit, de l’essai et du plaidoyer. C’est justement quand il tombe dans les accusations, voire dans les jugements, qu’il devient maladroit et souvent lourd. Honte au marketing, au triomphe des marques, aux parents qui achètent leurs enfants, clame-t-il dans une prose vidée soudain de toute originalité et de toute nuance. Il s’insurge aussi, mais alors déjà avec un peu plus de grâce, contre la représentation qui est faite dans les médias de la jeunesse des banlieues : « Je refuse d’assimiler à ces images de violence extrême tous les adolescents de tous les quartiers en péril, et surtout, surtout, je hais cette peur du pauvre que ce genre de propagande attise à chaque nouvelle période électorale ! Honte à ceux qui font de la jeunesse la plus délaissée un objet fantasmatique de terreur nationale ! Ils sont la lie d’une société sans honneur qui a perdu jusqu’au sentiment même de la paternité[5]. »

Si le ton polémique sied mal à Pennac, sa réflexion « sur la douleur de ne pas comprendre, et ses dégâts collatéraux[6] », sans doute parce qu’elle part de sa propre enfance humiliée par des échecs scolaires répétés, sonne beaucoup plus juste. Et, s’envolant au-dessus de considérations pédagogiques ou didactiques, touche à un humanisme vibrant, créatif, inspirant. Citant le mot de Piaget : « il faut réussir pour comprendre[7] », il montre bien que toute intervention auprès des élèves en difficulté, pour mener à des résultats, doit d’abord redonner à l’élève une dignité, un sens de sa propre valeur qu’il a depuis trop longtemps perdu. Ainsi, il affirme que « la seule chose sur laquelle nous pouvons personnellement agir […] [est] la solitude et la honte de l’élève qui ne comprend pas, perdu dans un monde où tous les autres comprennent[8].  » Plus loin, il ajoute encore : « Il suffit d’un professeur – un seul ! – pour nous sauver de nous-mêmes et nous faire oublier tous les autres[9]. »

Ce sont sans doute là les idées qui ont fait de mes collègues et moi-même des lecteurs attentifs et émus dans une saison – celle des corrections – où lire est d’ordinaire plus proche du mal nécessaire que du plaisir. Mais ce sont aussi des idées, je l’avoue, qui m’inspirent autant qu’elles m’indisposent. Car elles insufflent aux professeurs un pouvoir quasi infini, elles leur dictent une mission immense et grandiose, celle de sauver des âmes. Qui a envie de porter sur ses épaules un poids aussi lourd ? Mais qui, aussi, s’y refuserait ?

Ainsi, comme mes collègues sans doute, j’aime me reconnaître en Pennac quand il me confie quelque victoire qu’il a connue dans son rôle d’enseignant. Je veux le croire quand il déclare, avec conviction, que son respect envers ses élèves allié à son amour du français, que son attitude d’ouverture et d’encouragement, jointe à sa rigueur, lui ont permis de vaincre le désabusement et le refus de l’effort des plus faibles de la classe. Je ne peux même m’empêcher de hocher la tête avec enthousiasme, à la lecture de passages comme celui-ci, où Pennac réfléchit sur sa pédagogie : « Si je devais caractériser ces cours, je dirais que mes présumés cancres et moi y luttions contre la pensée magique, celle qui, comme dans les contes de fées, nous fait prisonniers d’un présent perpétuel. En finir avec le zéro en orthographe, par exemple, c’est échapper à la pensée magique. On rompt un sort. On sort du rond. On se réveille. […] Personne n’a croqué pour jamais la pomme de la nullité ! Nous ne sommes pas dans un conte, victimes d’un charme[10] ! » Mais, en même temps, je ne peux m’empêcher, l’instant d’après, de douter terriblement (même si je voudrais tellement y croire !). Car placer, comme Pennac le fait dans ces lignes, la magie du côté de l’échec scolaire, et le réel du côté de la réussite enfin apprivoisée, cela me semble une inversion bien hardie, et somme toute fort manipulatrice. Mais je suis forcée d’avouer, et vous en conviendrez avec moi, que le cancre d’hier est devenu aujourd’hui un rhéteur dangereusement habile !

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  1. Daniel Pennac, Chagrin d’école, Paris, Gallimard, 2007, 305 pages. Retour
  2. Daniel Pennac, Comme un roman, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, 198 pages. Retour
  3. Daniel Pennac, Chagrin d’école, p. 94. Retour
  4. Ibid., p. 265. Retour
  5. Ibid., p. 253. Retour
  6. Ibid., p. 22. Retour
  7. Ibid., p. 278. Retour
  8. Ibid., p. 41. Retour
  9. Ibid., p. 262. Retour
  10. Ibid., p. 174. Retour

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